La dimension politique de l’œuvre de Marc Chagall, puissamment ancrée dans l’histoire du XXe siècle, a été peu évoquée. L’exposition que lui consacre la Piscine, à Roubaix, la met en lumière.
« Au cours du XXe siècle, les artistes sont tous obligés de prendre parti. Pour Chagall, la traversée de ce siècle douloureux bâtit aussi son œuvre : le témoignage terrible des souffrances de son époque s’y conjugue avec la fraîcheur et la poésie qui lui sont propres », relève Bruno Gaudichon, directeur de la Piscine, à Roubaix, et co-commissaire de l’exposition « Le cri de la liberté, Chagall politique ». En 1914, après un séjour de trois ans à Paris, où il s’est frotté aux avant-gardes, Chagall, de retour en Russie où il a grandi au sein d’une famille juive hassidique, veut retrouver sa fiancée Bella. C’est là que le surprend le début de la Première Guerre mondiale. Contraint de rester en Russie, il y est témoin des atrocités de la guerre. Soldats blessés, familles en deuil, vieillards délaissés peuplent alors ses tableaux. En 1917, le jeune peintre, gagné par la ferveur révolutionnaire qui a octroyé des libertés nouvelles aux Juifs et leur a accordé une pleine citoyenneté, est nommé commissaire du peuple pour l’Éducation nationale et l’Instruction publique. À Vitebsk, la petite ville biélorusse où il a grandi, il fonde en 1918 une école d’art ambitieuse : « Mes rêves pour que les enfants de pauvres familles […] s’initient à l’art s’incarnent », écrit-il avec enthousiasme, avant d’être évincé par Malevitch et de regagner Paris en 1923, désenchanté par la révolution. En 1940, l’invasion de la France par les nazis le contraint à se replier au sud de la Loire. Un an plus tard, classé parmi les artistes dits « dégénérés » par les nazis, il doit s’exiler aux États-Unis. C’est là que Chagall peint La Guerre en 1943, à New York. Surplombée par un ciel aux couleurs d’aurore boréale et dominée par des tonalités violentes de bleus, de violets et de jaunes, la scène se déploie autour d’un cadavre qui gît dans la neige, les bras en croix, tandis qu’une maternité sur un traîneau, la chevelure en flammes, semble fuir devant des soldats surgissant des nuées.
Ce village, c’est Vitebsk, où Chagall a grandi au sein d’une famille de neuf enfants, dans la tradition juive hassidique, qui prône la communion joyeuse avec Dieu, en particulier par le chant et la danse. Si l’artiste quitte cette culture pour se frotter à la modernité des avant-gardes parisiennes en 1911, elle n’en imprègne pas moins toute son œuvre. Dans cette toile peinte en 1943, alors que des nouvelles déchirantes lui parviennent de la Russie en guerre, « il reprend un dessin plus ancien, qui date de la Première Guerre mondiale », explique Bruno Gaudichon. Ici, le peintre exprime son angoisse face aux souffrances endurées par les habitants de son village : la guerre qu’il représente est intemporelle. Dans le ciel, une armée fantomatique ; au sol, sur une route, un homme en sang, comme un crucifié, représente les meurtres des civils et l’obligation de fuir.
Quand Marc Chagall peint La Guerre, en 1943, il a dû, comme le Juif errant en bas du tableau, quitter la France où il s’était établi pour mener sa carrière de peintre. Le Juif errant, figure archétypale représentée de profil, en marche, symbolise l’exil perpétuel. Dans Le Souvenir (1914), le Juif errant portait sa maison sur son dos ; ici, cette dernière est remplacée par un baluchon. Après la promulgation par le régime de Vichy des premières lois antijuives, le peintre, né en 1887 en Russie dans une famille juive, décide en effet de s’exiler aux États-Unis. Il emporte avec lui 600 kg d’œuvres en caisses et s’établit à New York, où il fréquente des artistes français, émigrés comme lui, et des intellectuels russes. L’année où il peint ce tableau, Chagall est déchu de la nationalité française. Les traîneaux qui s’envolent représentent un avatar de l’exil, ce thème qui, comme celui du Juif errant, parcourt son œuvre.
Par son chant qui s’élève au lever du jour, ses couleurs qui resplendissent dès les premiers rayons du soleil, le coq évoque l’aspiration vers le ciel. Cet animal, symbole de la France et de la Russie, « est un avatar de Chagall, comme peut l’être aussi dans ce tableau le cheval qui semble prendre son envol », souligne Bruno Gaudichon. De fait, les bêtes sont très présentes dans l’œuvre du peintre. Elles l’ont aussi été dans son enfance. « Les chats miaulaient. Les coqs à vendre caquetaient, ficelés dans leurs paniers. Les cochons grognaient. Les rosses hennissaient. Les couleurs éclatantes se révoltaient dans le ciel […] Les vaches s’endormaient dans leurs étables, ronflant sur le fumier, ainsi que les poules sur les solives, clignant malicieusement des yeux », se rappellera Chagall. Mêlés aux textes sacrés chrétiens et juifs, ces animaux font surgir un répertoire iconographique poétique à travers lequel s’exprime aussi l’attachement du peintre à ses racines.
Une mère, tenant son enfant dans les bras, la chevelure en feu, s’envole. À travers elle s’expriment les horreurs de la guerre, les meurtres des femmes et des enfants, le peuple et l’humanité qu’on assassine. Le rouge de la chevelure tranche sur les tonalités sombres du tableau et les couleurs, plus que la composition, indiquent la violence. « Le feu est récurrent dans les toiles directement liées à la guerre, la Shoah, la douleur : c’est ce qui fait disparaître ce en quoi on croit », observe Bruno Gaudichon. Cette figure de la maternité évoque aussi la Vierge à l’Enfant. Dans les toiles de Chagall condamnant la guerre et la Shoah, la représentation du crucifié et des figures qui lui sont liées est fréquente. Son Christ est alors un Christ juif, qui devient une image complète du martyr, donnant une dimension universelle au massacre des Juifs. La Shoah n’est pas seulement pour Chagall un crime contre les Juifs, mais contre l’humanité tout entière.
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La Guerre, de Marc Chagall
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°768 du 1 octobre 2023, avec le titre suivant : La Guerre, de Marc Chagall