PARIS
L’œuvre du peintre français qui bénéficie d’une large rétrospective au Centre Pompidou est singulière et très reconnaissable. Une ligne seule qui traverse la toile en construisant un espace gracieux.
Peu nombreuses sont les œuvres pour lesquelles le mot « grâce » est adapté. Celles de Martin Barré (1924-1993) en font partie. Certes, ce terme, très rarement employé par les historiens de l’art, n’a pas de place légitime dans le vocabulaire critique. Trop vague, trop proche du domaine sacré, il est absent du catalogue, très complet et très sérieux – une remarquable biographie – qui accompagne l’exposition du Centre Pompidou.
Et pourtant, comment décrire autrement le sentiment qui saisit le visiteur face à ces « formes périlleuses introduites imprudemment dans l’espace » (Barré). Plus que périlleuses, les lignes qui découpent l’espace et délimitent des figures avec un raffinement qui échappe à la préciosité semblent à la fois éphémères et définitives. On aimerait pouvoir comprendre comment, chez Barré, un bout de fil engendre un monde, une trace vogue dans le vide, une strie évoque un geste lent ou rapide, bref tout ce que le critique d’art Yves Bonnefoy appelle la « pure beauté graphique ».
Les premiers travaux, qui datent du mitan des années 1950, se distinguent de l’ensemble de la production picturale ultérieure. Les formes colorées qui se détachent sur un fond blanc sont comme arrimées par des tiges d’une finesse extrême, des « tigelles » (Michel Ragon) aux bords du tableau. Malgré leur apparence rectilinéaire, ces configurations ne peuvent être assimilées à une quelconque figure géométrique héritée de Malevitch – que Barré admira – ou être empruntées au minimalisme. Ces composants irréguliers, assemblés ou superposés, forment des constructions en équilibre ténu, comme volontairement inachevées. Souvent ces éléments sont rejetés à la périphérie de la toile, laissant le centre vacant. Avec 59-120/110-C (1959), une portion du tableau non peinte en forme de losange, posé sur la pointe, fait naître une tension avec le format pratiquement carré de cette œuvre.
À partir de 1960, la ligne s’affirme, se détache de son rôle de contour et parcourt la surface. Il s’agit de la partie la plus riche de l’exposition car c’est autour de ces variations que l’originalité de Barré trouve son meilleur accomplissement. Mais ces tracés réalisés au tube gardent encore parfois, au moins partiellement, leur ancienne fonction. Il semble que ces lignes n’ont pas encore fait le deuil de la forme pour laquelle elles se sont portées garantes ; ainsi on devine un lasso tronqué ou un demi-cercle un peu écrasé (61-T-36 [1961, voir ill.], 61-T-10 [1961]). Progressivement, toutefois, elles assument entièrement leur liberté et traversent la toile comme s’il s’agissait d’une pièce qui n’aurait plus ni sol ni plafond. Rien ici ne transparaît de l’agressivité contenue dans les incisions de Lucio Fontana ou de l’ardeur du « zip » de Barnett Newman. Verticales, horizontales ou, légèrement ondulées, « avachies », (61-T-18, 1961), ces lignes dans leur fragilité font songer à celle d’un funambule qui avance sans filet.
Suivent les œuvres exécutées à la bombe aérosol où les traces « semblent souvent provenir de l’extérieur du tableau ou en sortir […], de susciter le hors-champ » (Michel Gauthier, catalogue). Cette technique, inspirée par les graffitis que Barré a découverts sur les murs du métro, s’inscrit dans la lignée de différentes expérimentations menées par l’artiste : pinceau, brosse, couteau, tube. Le trait noir vaporisé, devenu plus velouteux, plus cotonneux, acquiert une légèreté qui contribue à son aspect aléatoire. Plus que des traits, ce sont des ombres dont on ne connaîtra jamais la source. Excentrées, pénétrant dans le cadre de la toile ou s’en échappant, ces bribes de peinture qui flottent sur la surface sont comme des signes muets, sans message aucun. Faut-il croire que l’artiste ressent le besoin de glisser quelques marques reconnaissables et répétitives – des ratures diagonales, les « Zèbres » – voire reconnaissables – essentiellement des flèches, faites à l’aide d’un pochoir – pour « guider » le regard ?
Puis, Barré arrête pendant quelques années sa production picturale et, proche de l’art conceptuel, il pratique la photographie. De retour à la peinture en 1972, ses travaux prennent un tour ouvertement sériel en exploitant toutes les possibilités à l’aide de paramètres formels en nombre réduit. L’Indissociable (1977-1978), œuvre commandée par Renault, est ainsi une « déclinaison arythmique d’un même thème géométrique » (Ann Hindry, catalogue). Réunies ici dans une vaste salle, ces toiles témoignent de la volonté d’un artiste d’exprimer, en réduisant à l’extrême ses moyens plastiques, la force contenue dans l’art de peindre.
Dans d’autres séries, la matrice est une grille (complète ou non), cette structure employée par de nombreux créateurs de l’avant-garde, qui, en subissant une rotation, se transforme chez Barré en outil destiné à interroger les limites de l’espace pictural. Le dernier ensemble, des triangles aux couleurs pastel distribués sur les marges des surfaces rectangulaires est, par son côté légèrement décoratif, la seule note discordante dans ce parcours qui réussit à allier la rigueur et la poésie. Pour le reste, on songe à Giacometti affirmant que Miró, même quand il faisait un simple point, le mettait à sa juste place. Barré, lui, réussit le même exploit avec une ligne.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°556 du 27 novembre 2020, avec le titre suivant : La géométrie tremblante de Martin Barré