PARIS
La Grande commande pour le photojournalisme, dont ont bénéficié ces 200 photographes, livre de petits morceaux de la société contemporaine française à travers des reportages singuliers présentés à la Bibliothèque nationale.
Paris. La Grande commande passée en 2021 par le ministère de la Culture à 200 photographes livre sa « Radioscopie de la France » au sortir de la crise sanitaire. La restitution des travaux faisait partie du cahier des charges de la Bibliothèque nationale de France (BNF), responsable du pilotage de cette commande publique sans équivalent dans l’histoire du médium en nombre de photographes, en montant alloué à chacun (22 000 euros) et en budget total attribué (5,46 millions d’euros). L’exercice promettait d’être ardu pour ses deux commissaires : Héloïse Conésa, cheffe du service de la photographie au département des Estampes et de la Photographie de la BNF, et Emmanuelle Hascoët, chargée de mission au sein de ce département.
Le résultat aboutit à une exposition cohérente compte tenu des 200 ensembles à articuler entre eux, qu’une seule visite ne permet toutefois pas de lire dans leur intégralité. Pas moins de 500 photographies (deux par sujet au minimum, parfois trois ou quatre) se distribuent en effet à partir de la devise nationale mise au pluriel « Libertés, Égalités, Fraternités » et augmentée d’un quatrième principe, « Potentialités », consacré aux défis environnementaux et technologiques. Le tout accompagné pour chaque auteur ou autrice d’un résumé du travail et d’une biographie, certes courts et explicites, mais auxquels on ne peut prêter la même attention tout du long. La dernière partie, pourtant une des plus intéressantes, en pâtit.
Si certains reportages sont plus faibles que d’autres, et s’il est difficile de juger un travail à partir de deux photographies seulement, le contenu général est intéressant du point de vue de ce qui s’y raconte comme de ce qu’il dit de l’évolution de la photographie documentaire et des pratiques du médium. La sélection des dossiers avait à l’époque montré un écart relativement à la raison d’être de la commande, qui était d’apporter un soutien aux photojournalistes. Celui-ci n’a pas nécessairement bénéficié à ces derniers car beaucoup de travaux prennent la forme de portraits – l’exposition comporte peu de photographies prises sur le vif ou de paysages. À l’image de la société actuelle, ces portraits concernent plus des individualités, des communautés réduites ou des associations. L’engagement politique est ici quasi absent, bien que la réalisation de cette commande photographique se soit déroulée durant la campagne présidentielle et dans des temps de grèves et de manifestations. Seul Philippe Labrosse (né en 1977) témoigne des mobilisations des jeunes sur la défense de l’environnement, tandis que la guerre en Ukraine fait pour sa part l’objet de trois reportages dont celui de Laurent Van der Stockt (1964) sur l’accueil des réfugiés ukrainiens.
Nombre de sujets concernent en revanche les jeunes, les femmes, l’identité, la précarité, la vieillesse, l’environnement, l’écologie, les néoruraux, les tiers-lieux et les modes de vie alternatifs. Parmi les recherches qui se dégagent tant par l’enquête sur le terrain qu’elles ont occasionnée que par leur traitement visuel, figurent les raves parties de Cha Gonzalez (née en 1985), les portraits de jeunes signés Jérôme Bonnet (1972, [voir ill.]) ou ceux de femmes pêcheurs par Julie Bourges (1981). Tout aussi forts sont les récits sur les fins de mois des classes populaires proposés par Stéphanie Lacombe (1976), sur le malaise d’agriculteurs par Denis Dailleux (1958) ou sur les alternatives paysannes par Olivier Laban-Mattei (1977, [voir ill.]). Bertrand Stofleth (1978) et William Daniels (1977) dressent de leur côté un état des lieux critique de nos paysages, en particulier à la suite des récents événements climatiques extrêmes. Les vues d’aires d’autoroutes de Juliette Pavy (1997) montrent la « vie » de ces lieux de passage tandis que Claire Jachymiak (1975) s’est attachée à ce lieu important dans les territoires ruraux qu’est la station-service. Ailleurs, les images conçues par Stephen Dock (1988) illustrent les liens ambigus que nous entretenons avec les animaux de compagnie. La façon dont la pandémie et les confinements ont été vécus, ce qu’ils ont engendré comme bouleversements intimes, familiaux ou transformations sociétales réservent par ailleurs des approches documentaires fines : sur les pratiques funéraires par Bertrand Desprez (1963), sur les services publics en Seine-Saint-Denis par William Keo (1996), ou sur le travail dans les grandes entreprises par Myr Muratet (1959).
Si la sélection a pris soin de couvrir les grands sujets sociaux et sociétaux et les trois secteurs de l’économie (agriculture, industrie, services) dans l’Hexagone, sans oublier les territoires d’outre-mer, c’est la vulnérabilité de toute une partie de la population française qui ressort au final de cette Grande commande pour le photojournalisme. On ne trouvera aucun sujet sur les catégories sociales les plus dotées, sur les secteurs du luxe ou de la mode.
Pour l’instant, nulle reprise de l’exposition dans son intégralité n’est envisagée en régions. La programmation des Rencontres d’Arles n’a retenu comme l’an dernier qu’un travail : celui très beau de Marine Lanier (1981) sur la flore alpine. On peut le regretter si l’on se réfère à l’itinérance aux États-Unis et en Europe de l’exposition « Family of Man » conçue par Edward Steichen pour le Museum of Modern Art (MoMA) de New York en 1955. Certains reportages ont toutefois été repris par différentes institutions et festivals photo en province, en particulier cette année. Le site regroupe quant à lui l’ensemble des reportages et la programmation en cours et à venir des expositions.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : La France d’aujourd’hui sous le regard de 200 photographes