Au début du XXe siècle, un groupe informel de peintres s’adonne à une expérimentation révolutionnaire de la couleur. Cette œuvre, mise à l’honneur à Bâle est l’un des chefs-d’œuvre de cette aventure picturale.
« Le fauvisme a été pour nous l’épreuve du feu [...] Nous étions à l’ère de la photographie. Cela a pu influencer notre réaction contre tout ce qui pouvait ressembler à une instantanée de la vie. Peu importait que nous nous éloignions des choses ; ce n’était jamais suffisant. Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite », a écrit André Derain. Quand les critiques d’art découvrent en septembre 1905 ses œuvres et celles de Camoin, Manguin, Marquet, Matisse et Vlaminck au Salon d’automne, ils s’emportent contre leurs « bariolages informes », leurs « brosses en délire », leur « mélange de cire à bouteille et de plumes de perroquet ». Face à un buste, le critique Louis Vauxcelles s’emporte : « C’est Donatello parmi les fauves ». La formule fait mouche. La salle est bientôt rebaptisée « la cage aux fauves ». Elle donnera aussi son nom au « fauvisme ». Au Kunstmuseum de Bâle, l’exposition « Matisse, Derain et leurs amis, L’avant-garde parisienne des années 1904–1908 » raconte l’expérimentation révolutionnaire de la couleur menée par ce groupe d’artistes iconoclastes.En juillet 1905, quelques mois avant le scandale des « fauves », Derain a rejoint son ami Matisse à Collioure. « C’est surtout la lumière. Une lumière blonde, dorée qui supprime les ombres… », s’émerveille Derain. Là, ensemble, les deux artistes mènent une réflexion sur les pouvoirs de la couleur pure, audacieuse. Peinte quelques mois après le Salon d’automne, vers 1906 pense-t-on, « La Danse est non seulement un des chefs-d’œuvre de Derain, mais aussi de la première décennie du XXe siècle », souligne Josef Helfenstein, l’un des commissaires de l’exposition du Kunstmuseum. Le tableau, qui appartient à une collection privée, est l’un des moments forts du parcours de l’exposition, où il fait écho à une autre représentation utopique magistrale de Matisse, Luxe, calme et volupté. Cette dernière, peinte en 1904 auprès de Paul Signac, inaugure le thème de l’âge d’or, cher à Matisse aussi bien qu’à Derain. « Dès lors, leurs représentations utopiques se répondent et se font écho », observe Josef Helfenstein. Après Luxe, calme et volupté, Derain peint son Âge d’or en 1905, Matisse lui répond par son Bonheur de vivre, daté de 1905-1906, avec lequel dialogue aussi La Danse de Derain…
La volonté des fauves : s’affranchir des couleurs de la nature, jouer sur les contrastes, les associations chromatiques vibrantes ou grinçantes. Au moment où le cubisme explore la structuration de l’espace en lignes et en figures géométriques, ils mènent, eux, une révolution picturale autour de la couleur. Dans La Danse, celles-ci évoquent la flamboyance de Vincent Van Gogh, mais surtout les édens tahitiens de Paul Gauguin, dont la rétrospective, en 1906, marque profondément Derain. Ici comme chez Gauguin, un seul plan. Pas de perspective ou de profondeur. Les tonalités chaudes intenses, les rouges, les jaunes et oranges, contrastent avec les tons froids, bleus ou verts. Et les arabesques, inspirées sans doute de l’art oriental, entraînent les spectateurs dans le mouvement d’une danse mystérieuse et mystique.
En représentant un thème classique – des nus féminins –, André Derain s’inscrit dans la tradition picturale des baigneuses, qui se développe dans la peinture française tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, à travers les œuvres de Delacroix, Corot, Courbet ou encore Cézanne. « Matisse a d’ailleurs acheté des esquisses des Baigneuses de Cézanne. Il est probable que Derain, dont il était très proche, les aie vues », explique Josef Helfenstein, co-commissaire de l’exposition de Bâle. Mais si Derain reprend ici un thème classique, il tresse ensemble tradition et modernité, conjuguant sa curiosité pour les arts lointains et son goût pour l’art médiéval dans un syncrétisme révolutionnaire. Dans un cadre végétal mystérieux et luxuriant, la danse de ces trois femmes rappelle les bacchanales antiques (qu’évoquent aussi les grappes de raisin), mais aussi l’art égyptien ou hindou. Par ailleurs, les corps se disposent dans l’espace de la toile comme dans une frise médiévale. « Cette œuvre énigmatique, pleine de mystère, a été peinte par Derain en 1906 ou 1907, c’est-à-dire à peu près au même moment que Les Demoiselles d’Avignon. Si elle est moins célèbre que le chef-d’œuvre de Picasso, elle est tout aussi radicale et novatrice », observe Josef Helfenstein.
Au diable l’académisme ! Par sa pose étonnante, stylisée, cette danseuse de dos, au visage de profil, semble surgie d’une fable orientale ; elle évoque l’art de l’Égypte comme celui de l’Inde. En s’inspirant de l’art extra-occidental, que les artistes d’avant-garde découvrent au cours des XIXe et au début du XXe siècle, Derain s’affranchit des canons traditionnels. « Non seulement il a visité le Musée Guimet, mais aussi, lors de son voyage à Londres en 1906, il est allé admirer les collections du British Museum, qui le bouleversent », raconte Josef Helfenstein. « C’est pharamineux, bouleversant d’expression », écrit Derain à Vlaminck. L’année 1906 semble constituer ainsi un maillon essentiel de la découverte des arts lointains par les artistes de l’avant-garde parisienne : cette même année, Derain achète en effet à Vlaminck un masque fang du Gabon pour la modique somme de 50 francs, et l’expose dans son studio de la rue Tourlaque, à Paris, dans le 18e, où Picasso et Matisse viennent l’admirer…
« Le serpent m’a séduite », pleure Ève après avoir mangé le fruit de l’arbre défendu. Si le serpent tentateur symbolise le Mal dans la Genèse, dans les cultures asiatiques, il évoque aussi bien, par ses différentes mues, le cycle de la vie et des renaissances que la fertilité et la créativité. « Ici, il ne semble nullement menaçant lorsqu’il enlace les danseuses », observe Josef Helfenstein. À cet animal chtonien aux multiples symboles répond, en haut à droite de cette toile monumentale, un oiseau aux plumes bariolées. Porté par une figure, il évoque les ailes colorées des anges des primitifs italiens ou les bas-reliefs des églises gothiques. « Mais on devine aussi à travers cet oiseau et ce serpent une certaine influence du Douanier Rousseau, pour qui les fauves avaient une grande admiration », souligne-t-il. « Si l’oiseau peut symboliser une certaine liberté, ou l’élan sexuel, il est aussi et surtout, plus simplement, un animal, libre d’aller et venir, sans l’obligation de cultiver la terre. Comme le serpent bienveillant, cet oiseau représenterait ainsi l’utopie d’un monde qui n’est pas détruit par les hommes », souligne Josef Helfenstein. Un monde dansant, dans son âge d’or.
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La Danse, d'André Derain
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°767 du 1 septembre 2023, avec le titre suivant : La Danse, d'André Derain