Architecture

Il est venu le temps de Viollet-le-Duc ?

Par Virginie Duchesne · L'ŒIL

Le 18 novembre 2014 - 1428 mots

PARIS

Le restaurateur de la cathédrale Notre-Dame de Paris a produit une œuvre aussi riche que mal comprise. Tour à tour vu comme le découvreur et le destructeur du patrimoine médiéval, Viollet-le-Duc sera-t-il réhabilité à l’issue de cette année du bicentenaire de sa naissance ?

Il est de ces génies dont l’œuvre et la vie sont si denses qu’il est difficile de les embrasser d’un seul coup d’œil. C’est le cas d’Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc. Architecte autodidacte, il est également théoricien, peintre, dessinateur, ingénieur, constructeur, cartonnier, décorateur… La liste semble infinie. Il s’intéresse à l’anatomie, l’histoire, la géologie, entreprenant même de restaurer le mont Blanc à la fin de sa vie ! Une anecdote fameuse, rapportée dans son livre Le Massif du Mont-Blanc (1876), illustre son insatiable curiosité. Amoureux de la montagne, il fait une chute lors d’une randonnée à Chamonix : « Après être resté trois heures dans cette crevasse [...], j’eus tout le loisir d’étudier le phénomène de regélation et du suintement de la masse glacière. » « Il ne s’arrête jamais, comme un mouvement perpétuel dirigé, confirme Christine Lancestremère, co-commissaire de l’exposition à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Il jongle entre ses voyages, les dizaines de chantiers qu’il dirige ou conseille, sa correspondance, ses comptes détaillés. » Et son œuvre écrite, aussi considérable que son travail de terrain. Engagé à partir de 1843 sur le chantier de Notre-Dame de Paris, Viollet-le-Duc est appelé entre-temps sur ceux de Carcassonne, de Toulouse, de la collégiale d’Eu et de Saint-Denis, pour ne citer que les plus grands. En 1854, paraît le premier volume de la somme Dictionnaire raisonné de l’architecture du XIe au XVIe siècle. En 1863 puis 1872, c’est au tour des deux volumes des Entretiens sur l’architecture, inspirés de ses cours avortés à l’École des beaux-arts, d’être publiés chez le même éditeur, Veuve A. Morel & Cie. Éminent pédagogue, il s’adresse également à la jeunesse dans une série de publications, largement illustrées, chez Hetzel : Histoire d’une maison (1873), Histoire d’une forteresse (1874) ou encore Histoire d’un dessinateur parue l’année de sa disparition en 1879. Toute expérience ou étude est couchée sur le papier. Viollet-le-Duc a très tôt conscience de sa valeur et de sa destinée. « Ainsi donc, il faut que je travaille des mains, de la tête, jusqu’à ce que j’arrive ou que je crève. » L’ensemble de ses archives, précieusement recueillies par ses descendants, forme une somme d’informations considérable et surtout unique pour un architecte. Mais si riche soit-elle, cette œuvre fut souvent mal comprise, exagérée, synthétisée, selon les époques et ses exégètes. Viollet-le-Duc nous est ainsi parvenu morcelé, voire caricaturé : destructeur de patrimoine ou découvreur du Moyen Âge, passéiste ou précurseur du mouvement moderne, rationaliste ou visionnaire, bourreau de travail ou personnage fantasque. « Comme si l’on n’arrivait toujours pas à prendre la vraie mesure de cette œuvre immense », souligne Jean-Michel Leniaud, co-commissaire de l’exposition.

L’obsédé du Moyen Âge
Viollet-le-Duc est en effet d’abord connu pour son œuvre de restaurateur et sa fascination pour le Moyen Âge, éclipsant ses autres activités. Il faut dire qu’au début du XIXe siècle, tout est à inventer en matière de patrimoine et de restauration. Les édifices religieux sont réparés tant bien que mal, beaucoup ont été modernisés pour des raisons pratiques ou simplement esthétiques.

La Révolution est également passée par là. Mais entre 1830 et 1840, la fièvre romantique et l’intérêt nouveau pour la période médiévale – Notre-Dame de Paris de Victor Hugo est publié en 1831 – coïncident avec la volonté de la monarchie de Juillet d’écrire une histoire nationale forte, adossée à la pierre des monuments. En 1840, une première liste des édifices en péril est ainsi publiée par la toute nouvelle Commission des monuments historiques. Choisi pour le chantier de Notre-Dame de Paris en 1843, après Vézelay et la Sainte-Chapelle, Viollet-le-Duc y œuvre en véritable archéologue, essayant de comprendre dans la pierre et les archives la structure du monument gothique, en tirant la logique de construction, non pour imiter mais pour lui rendre son unité. La grande force de l’architecte est d’avoir une vision d’ensemble du chantier qui l’invite non pas à réparer ci et là mais à rétablir, autant que possible, l’harmonie de l’édifice. Il réfléchit donc aussi aux alentours comme les constructions annexes et les jardins, les peintures, les sculptures et le mobilier. Peu à peu, il propose une lecture passionnante du Moyen Âge, dans laquelle il met en avant le génie des bâtisseurs quand d’autres n’y voient que tâtonnements expérimentaux et surtout grossiers.

Le moderne
Ses interventions poussées sur les monuments soulèvent des polémiques de son vivant, parfois autant pour raisons politiques que techniques, et le poursuivent au-delà de la mort. L’expression « faire Viollet-le-Duc » devient au début du XXe siècle synonyme de destruction du patrimoine. Pierrefonds, « rénové » à la demande de Napoléon III, devient l’illustration la plus flagrante de ce kitsch médiéval relu par le XIXe. Sa définition de la restauration (« Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ») est condamnée pour hérésie.

C’est paradoxalement par sa modernité que Viollet-le-Duc revient sur le devant de la scène. Sa conception de la rationalité (« Combinaison du besoin à satisfaire, de la matière employée et de la façon », Entretiens, 1863) érige le néogothique honni en précurseur du mouvement moderne et inspirateur du Corbusier. Cette découverte de l’aspect moderne de son œuvre se poursuit dans les années 1970 quand l’architecture du XIXe siècle, longtemps méprisée, devient un sujet d’étude. Homme de son temps, Viollet-le-Duc n’a jamais tourné le dos à l’innovation, s’appropriant les nouveaux matériaux comme le fer et restant à l’affût des dernières expérimentations européennes. Le château d’Eu sur la côte normande en est un bel exemple. Appelé en 1874 par le comte de Paris pour en faire un lieu de résidence moderne, Viollet-le-Duc se mue en ingénieur et met en place un système de ventilation dans les écuries, un autre d’égouts et de toilettes pour le château, installe des chauffe-eau au gaz dans les salles de bains et invente une armoire à circulation d’eau dans la cuisine pour conserver la chaleur des plats. Il crée également un couloir de verre, inspiré des innovations anglaises, entre les vingt-et-une chambres de ministres et le château. Exerçant ses multiples talents, il dessine aussi bien le profil des rivets pour l’escalier de service qu’un bestiaire imaginaire qui prend vie dans la résidence, de la sonnette aux embouchures des évacuations d’eau. Un bestiaire créatif que l’on retrouve aussi dans les sculptures de Pierrefonds.

Le visionnaire
Là encore, cette sensibilité et cette imagination prolixe furent souvent noyées dans l’image du rationaliste obtus, comme le moderne dans le féru du Moyen Âge. L’exposition proposée à la Cité de l’architecture et du patrimoine intègre, pour la première fois, cette part impalpable à l’œuvre de l’architecte, comme un rouage essentiel de sa pensée. « Il faut aujourd’hui entrer hardiment dans la sphère du non-dit, du non-pensé […], partir à la recherche de ses fantasmes (visions), ses obsessions, voire de ses répulsions », avance Jean-Michel Leniaud, auteur en 1994 de Viollet-le-Duc ou les délires du système. « Il ne fonctionne pas de manière logique à la manière d’une démonstration mathématique ou philosophique. Il fonctionne par visions », qui stimulent et engendrent sa compréhension rationnelle. Comme face au palais des Doges dont il « voit » la structure ou à Taormina où les ruines s’animent devant lui. Dans le catalogue de l’exposition, Antoine Picon propose cette formule singulière : le « rationalisme structurel hanté » de Viollet-le-Duc, hanté par ses visions que l’on retrouve dans sa correspondance lors de ses voyages en France et en Italie, dans ses carnets de croquis, dans ses illustrations éditoriales. Comme le rêve d’enfance de Pierrefonds : « Au plafond, des voûtes d’arêtes dont les côtes étaient éloignées du fond de la voûte et formaient devant elles un réseau d’or laissaient apercevoir de belles peintures bleu outremer ; des retombées immenses se terminaient en groupes d’enfants entortillés dans des fleurs et dans des branches. » « Viollet-le-Duc ne peut plus être caractérisé ni comme le plus fécond des médiévalistes, ni comme le premier des rationalistes. Non pas que de telles affirmations soient erronées, mais parce qu’elles n’ont pas d’intérêt », conclut le co-commissaire de l’exposition. Comme un puzzle, les multiples facettes de cette œuvre et de cette personnalité exceptionnelles semblent se mettre petit à petit en place et former une image, sinon complète, du moins réconciliée, du génie Viollet-le-Duc.

« Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte », jusqu’au 9 mars 2015. Cité de l’architecture et du patrimoine. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 9 et 6 €. Commissaires : Jean-Michel Leniaud, Jean-Daniel Pariset et Christine Lancestremère. www.citechaillot.fr

Château de Pierrefonds (60). Ouvert du 5 septembre au 30 avril du mardi au dimanche de 10 h à 13 h et de 14 h à 17 h 30. Tarifs : 7,5 et 4,5 €. www.pierrefonds.monuments-nationaux.fr

Château-musée Louis-Philippe à Eu (76). Ouvert du 15 mars au dimanche suivant la Toussaint, tous les jours, sauf le mardi et le vendredi matin, de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h. Tarifs : 5 et 2 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Il est venu le temps de Viollet-le-Duc ?

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