Art contemporain

Huit expérimentations autour du portrait contemporain

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 22 mars 2016 - 1498 mots

À la pratique du portrait, l’art contemporain n’est pas en reste. Les formulations les plus diverses fusent, techniques, outils et protocoles confondus. La cible demeure la même : entre identité et altérité, il est question de rendre compte d’une présence.

Michel Paysant
Né à Bouzonville (57) en 1955, vit et travaille à Paris. Il faut l’avoir vu à l’œuvre pour en croire ses yeux. Du moins faut-il en voir le résultat puisque c’est, justement, avec ses yeux que Michel Paysant dessine. Le principe est extrêmement simple : nanti d’un appareil en forme de lunettes porté sur le front qui capte le déplacement de ses yeux, il suit les traits du modèle qui lui fait face tandis que tout un appareillage de haute technologie enregistre le mouvement de ses yeux et le retranscrit via de savants logiciels sur une imprimante. À la croisée entre art et science, le travail de Michel Paysant expérimente un procédé issu de la science : le « eye tracking ». Cette technologie de pointe, généralement réservée au cadre médical et à des études de marketing, est ici appliquée à son œuvre pour réinterpréter l’art du portrait. Le résultat est pour le moins étonnant, certes il reste essentiellement formel, mais toute personne qui a eu l’opportunité de poser pour l’artiste le reconnaît : c’est là une façon de portrait parfaitement en phase avec son temps.


Philippe Cognée
Né à Sautron (44) en 1957, vit et travaille à Vertou (44). Si l’autoportrait passe historiquement pour un genre par lequel l’artiste se met en valeur, la façon dont Philippe Cognée l’aborde n’est en revanche pas franchement à son avantage. Non seulement la matière dans laquelle il écrase son propre visage en absorbe les traits jusqu’à rendre illisible la ressemblance, mais il s’exhibe, parfois nu, dans des postures quasi animales qu’excède la violence chromatique de sa palette. C’est qu’au principe de mimesis, Cognée oppose celui de metexis, à la fidélité au réel le souci de rendre compte d’une présence. En cela, il rejoint Bacon et quelques autres jusqu’à l’extrême d’une révélation, celle d’une forme incarnée, quand le Britannique affirmait vouloir « peindre la viande ». Les effets matiéristes qui caractérisent la peinture de Philippe Cognée lui confèrent quelque chose d’un semblant de chair vive, qui respire et palpite. Son art est requis par l’humain lorsque celui-ci est considéré à l’aune de son identité charnelle dans une relation intime au corps.


Damien Cabanes
Né à Suresnes (92) en 1959, vit et travaille à Paris. S’il est un artiste qui a consacré l’essentiel de son œuvre au genre du portrait, c’est bien Damien Cabanes. Peinture, dessin, sculpture, il en a fait la marque d’un style très personnel qui joue du réel et de l’expression, du particulier et du général. Samuel endormi, Liliane assise fond noir, Emmanuel les mains jointes, Grande Sarah debout, Mains sur les hanches, etc., qu’elles soient ou non nommées, toutes les figures qu’il représente sont réalisées à partir de modèles vivants, Cabanes n’imaginant pas un seul instant pouvoir œuvrer d’une autre façon. La présence de l’autre est une condition sine qua non de la possibilité du travail. L’artiste opère en un temps relativement bref – trois ou quatre heures en moyenne – n’imposant à ses modèles aucun cahier des charges particulier. S’il leur désigne un espace dans lequel il les invite à s’inscrire, il les laisse l’occuper à leur guise. Attentif au moindre de leurs gestes ou de leurs attitudes, il les arrête à la volée dès lors qu’une posture l’intéresse et leur demande de n’en plus bouger. Il lui faut faire vite.

Yann Toma
Né à Neuilly-sur-Seine (92) en 1969, vit et travaille à Paris. S’il n’a pas un siège désigné, Yann Toma n’en a pas moins une carte qui lui permet d’assister à toutes les assemblées générales de l’Onu. Il y est invité officiellement en tant qu’observateur artiste attitré de l’honorable institution. Il y croque donc tout ce qui s’y passe, à la manière d’un chroniqueur judiciaire, jusqu’au portrait de tous ses membres lors de leurs interventions à la tribune. De retour à son atelier, Yann Toma, qui a accès à un site audiovisuel réservé retranscrivant toutes les interventions de ces derniers, les réécoute, relève leurs paroles les plus fortes tout en dessinant leur portrait au fusain sur papier, y inscrivant leur nom, leur fonction, le jour de leur discours et quelques-unes de leurs paroles clés. Il s’est ainsi constitué toute une galerie de portraits des plus expressifs qui soulignent les traits caractéristiques de ses modèles. Chefs d’État et autres figures politiques y défilent, ainsi que différents membres de la société civile venus faire une communication. Le monde à portée de main, en quelque sorte.

Julien Beneyton
Né à Échirolles (38) en 1977, vit et travaille à Paris. Ceux-ci sont figurés sur leur lieu de travail, un paysage de hauts-fourneaux à l’arrêt sur fond de ciel chargé qui en dit long de leur lutte et de leur inquiétude face à leur avenir ; ceux-là, à l’endroit même où, quand ils étaient ados, ils avaient l’habitude de se retrouver, le visage apparemment réjoui de se rappeler le bon vieux temps. En réalité, ni les uns (L’Acier lorrain, 2013), ni les autres (The B.A.G., 2012) ne posent vraiment, mais Julien Beneyton se plaît à replacer ses modèles dans leur contexte. Le portrait n’est pas qu’une simple affaire d’apparence physique, il l’est aussi d’environnement, voire de tout un monde matériel qui configure une personnalité. À l’œuvre, l’artiste se constitue donc toute une base de données d’images photographiques relatives aux sujets qu’il veut traiter et avec lesquelles il élabore sur son ordinateur la composition idéale qu’il destine à la peinture. Il joue ainsi avec le temps et l’espace pour brosser notamment toutes sortes de portraits, individuels ou de groupe, qui les assurent d’une certaine pérennité.

Claire Tabouret
Née à Pertuis (84) en 1981, vit et travaille au Pré-Saint-Gervais (93) et à Los Angeles (États-Unis). Longtemps, elle s’est appliquée à développer toute une production de figures enfantines ou adolescentes issues tant d’archives photographiques familiales que de documents anonymes. Souvent, elle a regardé les autoportraits photographiques d’Isabelle Eberhardt et en a fait une quantité de petites peintures dans cette tentative de cerner qui elle était vraiment et de pallier le manque de la photographie. Au portrait, Claire Tabouret accorde volontiers son temps. En 2012-2013, elle l’a même envisagé sur le mode d’un exercice quasi quotidien destiné à fixer ses propres traits à la suite de la lecture qu’elle avait faite d’un roman de Yoko Tawada dans lequel l’auteur rappelait que le corps humain est composé de quatre-vingts pour cent d’eau et qu’il n’est « guère étonnant qu’un autre visage apparaisse chaque matin dans le miroir ». La série d’autoportraits qui a suivi semble bien avoir opéré chez elle comme une sorte d’exutoire pour se tenir à distance de la peinture. De sorte à sauver sa propre image.

Marion Bataillard
Née à Nantes (44) en 1983, vit et travaille à Montreuil (93). Des tableaux aux couleurs vives, des visages qui vous dardent du regard si bien qu’il est impossible de leur échapper, la peinture de Marion Bataillard – récemment couronnée du Grand Prix du 60e Salon de Montrouge – est d’une rare force d’expression. Peintre de figures, l’artiste affectionne le genre du portrait et de l’autoportrait sans se soucier d’une parfaite ressemblance au réel. « De toute façon, dit-elle, en peignant, on vide le sujet et c’est justement en vidant le sujet qu’on le sanctifie. » Il est vrai que ses tableaux se chargent d’une sorte de dimension d’icône qui tient toutefois le modèle représenté à distance du regardeur. Si l’on a relevé chez elle des influences balthusiennes, Van Gogh n’est pas non plus absent. Ses modèles, elle préfère les choisir que de répondre à une commande, les plaçant dans une lumière volontiers latérale qui vient en révéler quelque chose d’autre qu’eux-mêmes. Une forme de présence de chair prégnante que l’usage du vert lui permet curieusement d’appuyer.

Léo Dorfner
Né à Paris en 1985, vit et travaille à Paris. Peints en noir et blanc à l’aquarelle, sur fond ordinairement neutre, les modèles de Léo Dorfner imposent leur présence d’autant plus fortement que l’artiste les représente soit dans le suspens d’une action, soit le regard appuyé en direction d’autrui ou pleinement intériorisé. « J’aime l’aquarelle et ses gerçures qui marbrent le papier », dit-il. De fait, ses figures ont quelque chose de distancié, voire de froid, qu’une phrase manuscrite qu’inscrit Dorfner en guise de prédelle, à l’encre noire et en lettres majuscules, vient souligner. Celle-ci peut même justifier la posture et l’expression que l’artiste a données à son modèle. Ainsi l’arrogance qu’arbore cet homme saisi de trois quarts de face, torse nu, tête relevée, mains dans le dos : « Sébastien décocha un regard plein de dédain tandis que sifflaient déjà les premières flèches ». Dorfner n’y va jamais par quatre chemins, il fonce droit devant. Il sait qu’un portrait réussi exige de ne jamais se perdre dans les travers de la narration.

Michel Paysant, « Solo show » par la galerie Éric Dupont dans le cadre de Art Paris Art Fair
Du 31 mars au 3 avril 2016. Grand Palais, avenue Winston Churchill, Paris-8e. De 11 h 30 à 20 h, fermeture à 21 h le samedi et à 19 h le dimanche.
Tarifs : 25 et 12 €.
www.artparis.com

Philippe Cognée ; « Entrée en matière. Exposition des œuvres de la collection du Frac Auvergne »
Du 1er mars au 29 avril 2016. Lycée René Descartes, avenue Jules-Ferry, Cournon-d’Auvergne (63). Entrée libre. www.frac-auvergne.fr

« Cent papiers »
Du 29 janvier au 24 avril 2016. Musée Géo Charles, 1, rue Géo-Charles, Échirolles (38). Du mercredi au lundi de 14 h à 18 h, fermé le mardi. Entrée libre.
www.ville-echirolles.fr/sortir/geocharles/geocharles.html

« Portrait de l’artiste en alter »
Du 28 avril au 4 septembre 2016. Frac Haute-Normandie, 3, place des Martyrs-de-la-Résistance, Sotteville-lès-Rouen (76). Du mercredi au dimanche de 13 h 30 à 18 h 30, fermé lundi et mardi. Entrée libre.
Commissaire : Véronique Souben.
www.frachautenormandie.org

« Salo IV. Salon du dessin érotique »
Du 8 au 10 avril 2016. 24 Beaubourg, 24, rue Beaubourg, Paris-3e. De 11 h à 20 h. Entrée libre.
Commissaire : Laurent Quénéhen.
www.24beaubourg.com

« Léo Dorfner : Chercher / Détruire »
Du 18 février au 16 avril 2016. Galerie ALB, 47, rue Chapon, Paris-3e. Du mardi au samedi de 11 h à 19 h, fermé dimanche et lundi. Entrée libre.
www.galeriealb.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Huit expérimentations autour du portrait contemporain

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