Cette exposition représente un petit miracle : la dernière manifestation de cette ampleur consacrée à l’art khmer remonte en effet à 1931, date de l’Exposition universelle de Paris. Au terme de tractations longues et délicates avec un pays encore secoué par des conflits internes, elle rassemble quelque 113 chefs-d’œuvre. Aux pièces insignes du Musée Guimet se greffent ainsi celles du Musée de Phnom Penh, dont certaines ont été spécifiquement restaurées pour l’occasion.
PARIS. Des temples-lianes étouffés sous une végétation luxuriante, des tours ponctuées de visages exprimant toute l’intériorité bouddhique, des pyramides à gradins crevant le ciel tropical de leurs silhouettes altières... Quel rêveur en mal d’exotisme n’a succombé à ces clichés de la littérature coloniale dont Le pèlerin d’Angkor de Loti (1913) ou La voie royale de Malraux (1930) offrent les plus délectables exemples ? C’est vraisemblablement habité de ces doux fantasmes que le visiteur franchira les marches du Grand Palais pour admirer les chefs-d’œuvre d’un art khmer en fait relativement ignoré. "Faire entrer Angkor aux musées" : tout le zèle de Louis Delaporte, l’un des membres de la mythique Commission d’exploration du Mékong, se résume cependant dans cette formule lapidaire. Ancien officier de Marine, il ne ménagea pas ses efforts et retourna par deux fois au Cambodge, en 1873 puis en 1883, en vue de collecter sur place (certains diraient "piller") des pièces susceptibles de sensibiliser le public français aux joyaux de cette civilisation de l’Asie du Sud-Est. Avec leurs gigantesques maquettes grandeur nature du site d’Angkor Vat, l’Exposition coloniale de Marseille en 1922, puis celle de Paris en 1931, allaient définitivement asseoir la grandeur de l’art khmer. Se tournent alors les plus belles pages de l’histoire de l’École française d’Extrême-Orient. Histoire exaltante ponctuée de découvertes fabuleuses, comme cette première "cité hydraulique" du IXe siècle dégagée en 1957 par Bernard-Philippe Groslier. Histoire douloureuse, comme cet assassinat de Jean Commaille, le premier conservateur du site, croisant des bandits sur la route de Siem Reap en 1916. Histoire tragique de plus de vingt ans pendant lesquels le chaos allait s’abattre sur tout un pays et annihiler la mémoire des pierres et des hommes dans un gigantesque bain de sang ! Se faufilant dans les galeries souveraines d’Angkor Vat, le visiteur ne peut oublier les morsures de la guerre en découvrant, çà et là, les impacts de balle, quand ce ne sont pas les stigmates des pillages venus enrichir le trafic international des œuvres d’art au plus fort du conflit...
Au-delà du modèle indien
Période préangkorienne (des débuts de notre ère au VIIIe siècle), angkorienne (du IXe siècle au XVe siècle), postangkorienne (du XVe siècle à nos jours), la division tripartite semble toujours de rigueur si l’on se penche sur les tentatives de datation proposées par les historiens de l’art khmer. Au sein d’une production exclusivement religieuse, déclinant avec force détails une iconographie bouddhiste et hindouiste d’une rare complexité, il est ainsi commode pour le chercheur de souligner l’évolution stylistique d’un art que d’aucuns ont pourtant qualifié de monotone. C’était méconnaître au contraire la profonde originalité de ce langage plastique, puissant et vigoureux, s’affranchissant au fil des siècles du modèle indien pour mieux le transcender. Indienne, cette déesse à la sensualité troublante et vieillissante ? Indienne, cette forme syncrétique du dieu Siva et du dieu Visnu dont la frontalité un peu raide dénote un hiératisme bien étranger à l’art du subcontinent ? Le divorce semblerait presque consommé avec cette somptueuse tête taillée rudement dans le grès, dont le sourire discret est surmonté d’une moustache acérée comme le fil d’un rasoir (Siva, style du Bakheng, début du Xe siècle, Musée Guimet). Autre chef-d’œuvre, conservé celui-là au Musée de Phnom Penh : deux lutteurs engagés dans un corps à corps sans merci frappent, à l’inverse, par leur réalisme proche d’un certain vérisme anatomique (style de Koh Ker, deuxième quart du Xe siècle). Aux antipodes de cette esthétique aux accents virils, l’art de Banteay Srei (du nom de ce templion en grès rose édifié par le guru du roi Jayavarman V à la fin du Xe siècle) intervient comme une pause délicate et sereine. Courbes et contrecourbes exquises, guirlandes de fleurs et rinceaux végétaux tapissent les frontons de leurs dentelles de pierre. Au charme rococo fait place l’épure de cette tête aux lèvres sensuelles et à l’expression méditative. Faut-il reconnaître en elle l’un des portraits présumés de ce souverain bouddhique immortalisé sous le nom de Jayavarman VII ? La tentation est grande d’en comparer l’expression recueillie, hermétique aux choses de ce monde, avec les beaux visages énigmatiques qui ponctuent quatre des tours du Bayon. Brahma "éternellement jeunes" ou effigies du roi ? Peu importe la réponse. Leurs sourires timides résument à eux seuls l’irrésistible fascination teintée de mystère qu’exercera toujours l’art khmer sur l’œil occidental...
ANGKOR ET DIX SIÈCLES D’ART KHMER, 2 février-26 mai 1997, Grand Palais, Paris, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h. Exposition organisée par la Réunion des musées nationaux avec le concours de l’Association française d’action artistique (Afaa, ministère des Affaires étrangères). Catalogue RMN, 350 F, CD-Rom, Angkor, récit d’un voyage, coproduction Infogrames-Unesco-BMG-RMN.
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Grand Palais : la fascination khmère
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Abonnez-vous dès 1 €Contre le pillage d’Angkor
En 1993, l’Icom (Conseil international des musées) luttait contre le pillage d’Angkor en publiant la liste Cent objets disparus afin de sensibiliser le monde des collectionneurs et des marchands. Trois ans plus tard, une nouvelle édition1 voit le jour, qui fait état des pièces localisées puis restituées à leur pays d’origine. Hélas, la liste des œuvres arrachées clandestinement sur le site est loin d’être close !
Pillage à Angkor (50 F) sera vendu à la librairie de l’exposition du Grand Palais. Les bénéfices seront versés au Musée de Phnom Penh.
De Phnom Penh à la coupole du Grand Palais
Dessiné en 1917 par Georges Groslier dans le style traditionnel cambodgien, le Musée de Phnom Penh aurait besoin d’un bon coup de peinture et d’un sérieux réaménagement muséographique ; sans parler des puces qui tombent des plafonds et piquent le cou des visiteurs ! Sur fond de cris aigus des chauves-souris (ces charmantes “bestioles”? déposent leurs fientes sur les statues sitôt la nuit tombée), le petit atelier de restauration, créé en janvier 1996, n’en finit pas de s’activer. Sous la houlette du restaurateur français Bertrand Porte, cinq stagiaires cambodgiens s’initient aux opérations de nettoyage, désoclage et autres restaurations délicates en vue de la grande exposition parisienne. Leur formation devrait s’étaler néanmoins sur cinq ans. Quelque 24 bronzes ont, quant à eux, bénéficié des soins du laboratoire Arc’Antique de Nantes, hautement spécialisé dans les travaux de restauration des pièces de métal. Un seul regret, toutefois, pour Claude Forrières, son directeur : n’avoir pas pris en charge le grand Visnu couché du Mébon occidental, fleuron du Musée de Phnom Penh, qui a, en effet, été restauré in situ.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°33 du 1 février 1997, avec le titre suivant : Grand Palais : la fascination khmère