Cheminée Nord, l’Usine, la Fonderie, le Vélodrome, Hit, les Marbriers… Genève fourmille de lieux d’expositions et de production très actifs dans l’art contemporain qui tranchent avec l’image de ville austère et bourgeoise
Genève garde le souvenir d’une cité engloutie. Cette Atlantide suisse porte le nom d’Artamis : 25 000 m2 de friche industrielle en plein cœur de ville, où se déploya à la fin des années 1990 un pôle culturel spontané mélangeant art contemporain, musique, cinéma, clubs…, soit environ trois cents artistes et artisans vivant et travaillant sur place. Un squat mythique, quasi unique en Europe. En 2008, pour des raisons de sécurité sanitaire – le sous-sol était pollué par les déchets toxiques de cette ancienne usine à gaz –, le site fut évacué et fermé. « Rayé de la carte », selon Séverin Guelpa, artiste et acteur culturel engagé, aujourd’hui à l’origine de BIG, la Biennale des espaces d’art indépendants dont la première édition s’est tenue en juin 2015. Car s’il y a eu « un avant et un après-Artamis », c’est aussi « là que se sont construites les amitiés, et c’est de là qu’est partie la scène alternative », témoigne Séverin Guelpa, également membre du conseil de la FPLCE, fondation de droit privé visant à faciliter l’accès à des lieux pour la culture émergente, créée au lendemain de la disparition du squat.
Une volonté politique
En 2008, le gouvernement du canton de Genève change, les règles du jeu aussi. « Cela a été la fin d’un droit d’usage où l’on tolérait des occupants dans des bâtiments vides. Les artistes ont dû s’improviser architectes, ingénieurs et négociateurs de baux », raconte Séverin Guelpa. Entre pression immobilière et revendication créative sont ainsi nées plusieurs entités devenues de véritables institutions, comme l’Usine, l’Usine Kugler et le Vélodrome.
Située dans une ancienne fabrique de dégrossissage d’or, l’Usine comporte deux clubs, des ateliers d’artistes, un théâtre, un cinéma et un espace d’art contemporain, Forde, dont Lionel Bovier, nouveau directeur du Mamco, fut un des premiers responsables. « Forde reste un laboratoire, pointu, et une référence à l’international », assure Philippe Davet, cofondateur de la Galerie Blondeau, l’une des plus importantes galeries d’art contemporain de Genève.
L’Usine bénéficie de l’aide financière de la ville et d’une autonomie de fonctionnement totale, situation emblématique d’« une proximité entre les artistes, le milieu associatif et les politiques assez exceptionnelle », reconnaît Séverin Guelpa. Cela n’empêche pas les confrontations. Sommée de mettre aux normes ses débits de boissons, l’Usine a réaffirmé son autonomie, tandis que dans une tentative d’apaisement, la conseillère d’État Anne Emery-Torracinta jugeait nécessaire de rappeler dans le journal Le Temps, en octobre 2015 : « La culture alternative est fondamentale pour Genève. »
« Nous sommes très satisfaits du bail négocié avec le Canton, qui nous assure une certaine pérennité, mais il faut rester sur le qui-vive », assure pour sa part Harry Janka, cofondateur de l’Usine Kugler, à la tête du groupe Cheminée Nord. L’ancienne usine de robinetterie désaffectée au milieu des années 1990 abrite sur 4 000 m2 huit associations représentant environ cent soixante créateurs. À la suite d’un incendie ayant entraîné l’évacuation des locaux en 2002, la lutte juridique engagée avec le Canton s’est conclue par l’obtention de contrats de location à des prix modestes. Cheminée Nord dispose depuis d’une surface de 2 200 m2, dont un espace de projet ouvert à la location extérieure – « tout le temps booké » – et quarante ateliers ; compter environ 400 francs suisses par mois, charges comprises, pour 50 m2. Cheminée Nord prend également part à la programmation de la Fonderie, cogérée par les huit associations.
Ouverte au public en 2010, la Fonderie accueille des expositions, des workshops, des résidences, « mais pas de réunion politique », précise Harry Janka : « Nous n’avons pas non plus voulu créer un bar ou une cafétéria ; ici, c’est d’abord un lieu de travail : c’est pour cela que nous nous sommes battus. » Dans la « cantine » baignée de soleil, Harry Janka mesure le chemin parcouru : « Parmi les locataires, il y a maintenant beaucoup de couples, qui ont eu des enfants. La plupart ont un boulot alimentaire à côté. Au grand maximum, 10 % des occupants vivent de leur création. » Cheminée Nord accueillera bientôt des artistes étrangers en résidence. Paisible et quasi bucolique avec sa cour intérieure agrémentée de plantes vertes, l’adresse, en bordure du Rhône, offre un cadre très agréable.
Un réseau fragilisé par les subventions
Le Vélodrome, lui, abrite sur environ 4 000 m2 une centaine d’artistes répartis dans de vastes ateliers. En cette fin de matinée printanière, l’atmosphère est très calme dans la travée principale bordée de lourdes portes en fer. Harold Bouvard, artiste et ébéniste de formation, occupe là depuis près de dix ans un local de 98 m2 qu’il loue 700 francs suisses (environ 637 €/mois). Un prix très en dessous du prix du marché grâce à un bail collectif négocié avec la ville, qui subventionne ainsi indirectement le lieu. Harold Bouvard a repris des études d’histoire de l’art et passera son diplôme en juin. Adepte de la décroissance, il n’est pas représenté par une galerie et pense à ouvrir dès la rentrée son atelier « en libre service » afin de mettre à disposition ses outils et son savoir-faire. Mais aussi pour créer un appel d’air : « J’éprouve parfois un sentiment d’inertie ici, l’impression de vivre dans un milieu fermé. » Comme de nombreux artistes réunis dans le collectif « La culture lutte », il s’est mobilisé contre les coupes budgétaires annoncées par la ville : – 2 % pour le lieu d’exposition le Commun et sur toutes les lignes de subvention et sur toutes les bourses ; – 10 % sur les fonds généraux (soutien à la création, manifestations et publications, etc.), et contre lesquelles la population de Genève est appelée à s’exprimer via un référendum le 5 juin 2016.
Genève dépense beaucoup d’argent pour l’art contemporain – le soutien à des artistes ou institutions de la « scène indépendante » représente 842 300 francs suisses de subventions annuelles –, « au risque, peut-être, d’un effet de saupoudrage », remarque une enseignante à la Haute École d’art et de design (HEAD), qui relève cependant que de nombreux étudiants choisissent de rester dans la ville après leurs diplômes, « car ils peuvent y avoir accès à un atelier et trouvent assez facilement à exposer dans des lieux indépendants ».
Parmi ceux-ci, Hard Hat, cofondé en 2004 par l’artiste John Armleder avec Lionel Bovier, Fabrice Stroun (ex-directeur de la Kunsthalle de Berne) et Balthazar Lovay (actuel directeur du Centre d’art de Fribourg), fait aujourd’hui figure de modèle. En plein quartier des Bains, à proximité des galeries et du Mamco, cette structure hybride fonctionne à la fois comme un espace d’expositions et une maison d’édition. Le lieu bénéficie de l’aide de la FPLCE. On y découvre le travail de Timothée Calame, 24 ans, qui a investi le local minuscule, du parquet aux panneaux de papier installés en vitrine. Dix images de petit format complètent l’installation, d’une grande cohérence. Sur ces peintures « à la colle de lapin », sont tracés quelques mots. « Ambition subventionnée », lit-on en s’approchant de l’une d’elles. « En Suisse, ça marche beaucoup aux subventions. Parce qu’il y a beaucoup d’argent. Je trouve ça intéressant d’y réfléchir », commente sobrement l’artiste, tout en soulignant que l’exposition elle-même a bénéficié d’une aide à la production de 1 500 francs suisses par Pro Helvetia.
Une nouvelle génération de lieux a vu le jour ces trois dernières années. Hit, tenu par Anne Minazio, crée des liens entre les générations d’artistes et entre les disciplines (art, architecture, mode, design, création culinaire…). Le Labo offre aux artistes émergents un tremplin et une vitrine en plein quartier des Bains, comme Quark, belle plate-forme ouverte à ceux qui n’ont pas (encore) de galerie. Les Marbriers, très ouverts à l’international, d’abord situés dans le quartier des Bains, ont été relogés par la ville aux Pâquis, le quartier proche de la gare. Les loyers modiques ou nuls consentis par la Ville permettent de tenter l’aventure. Mais, faute de modèle économique viable ou de financement pérenne, ces petits lieux demeurent fragiles. « Je passe un temps fou à faire des dossiers pour obtenir des aides », confie Elisa Langlois, de Quark, soutenue par la fondation privée Sesam. « Je ne peux pas me salarier pour le moment », déplore Karen Alphonso du Labo. Anne Minazio, elle, quand elle ne s’occupe pas de la programmation de Hit, a un boulot de comptable qui lui permet de tenir. En attendant de transformer l’essai.
« Genève ? Une petite ville où tout fonctionne par réseau mais où il y a un énorme potentiel pour l’art contemporain », estime Adelina von Fürstenberg. L’ancienne directrice du Centre d’art de Genève et présidente de l’organisation ART for The World a mis en relation le Musée d’art et d’histoire de Genève et la Fondation Deste du collectionneur Dakis Joannou. L’exposition « Urs Fischer, Faux amis » est le fruit de cette collaboration, placée sous le commissariat de Massimiliano Gioni (directeur artistique du New Museum de New York). Une vingtaine d’œuvres de l’artiste suisse basé à New York y dialoguent avec celles d’autres stars de l’art contemporain : Pawel Althamer, Maurizio Cattelan, Fischli/Weiss, Robert Gober, Martin Kippenberger, Jeff Koons, Paul McCarthy, Cindy Sherman et Kiki Smith. L’ensemble forme une étrange sarabande, riche en correspondances et en références, tout en offrant quelques surprises visuelles très immédiates, comme le piano mauve en aluminium d’Urs Fischer qui semble sculpté dans la guimauve. Ou l’installation Concert/Cornichon, peut-être un pied de nez au refus des électeurs de Genève – à plus de 54 % – consultés par référendum en début d’année au sujet de l’extension du musée ?
Anne-Cécile Sanchez
« Urs Fischer. Faux amis »
Du 28 avril au 17 juillet 2016. Musée d’art et d’histoire, rue Charles-Galland 2, Genève (Suisse)
Du mardi au dimanche de 11 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : de 5 à 20 CHF.
Commissaire : Massimiliano Gioni.
institutions.ville-geneve.ch/fr/mah
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Genève, branchée sur l’art alternatif
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Genève, branchée sur l’art alternatif