PARIS
Des peintures bouddhiques de spectres affamés aux films d’horreur japonais des années 2000, le Musée du quai Branly-Jacques Chirac invite à une plongée dans le monde de l’épouvante, des enfers et fantômes d’Asie.
Paris. Vous aimez vous faire peur ? Rendez-vous au Musée du quai Branly. Vous y découvrirez les « Pop-éventreurs » du Laos qui dévorent le foie et les intestins de leurs victimes ; les kaibyo, « femmes-chats » du Japon aux yeux révulsés, griffes acérées et cheveux en bataille qui se vengent des meurtriers en se nourrissant de leur sang ; les yurei, femmes fantômes japonaises, visages hideux et cheveux noirs hirsutes qui reviennent sur terre pour terroriser ceux qui les ont maltraitées de leur vivant.
La scénographie, réalisée par l’Agence NC (Nathalie Crinière), est époustouflante. Conçue comme un long film d’horreur, l’exposition réunit, tout au long d’un parcours labyrinthique plongé dans la pénombre, des installations vidéo, masques nô, peintures de fantômes, mannequins, affiches de films et extraits de longs-métrages cultes sur grand écran. Comme L’Enfer (1960) de Nobuo Nakagawa où des amoureux cuisent dans une marmite géante tandis que des damnés sont sciés en tranches. Ne manquez pas le stupéfiant hologramme en 3D représentant Oiwa, une femme-chat vampire dansant en apesanteur au-dessus de brumes éclairées par quelques lampions. Une plaie béante et sanguinolente barre le visage de Yoko Higashi, la danseuse de butõ, qui a été filmée par le studio de cinéma QFX, installé à Bangkok, auquel a été commandée également une gigantesque « porte des Enfers » de 3,70 m de haut. Une fois franchie la gueule ouverte du démon asiatique, le visiteur tombe nez à nez avec un film diffusé sur un grand écran en demi-cercle : on y voit des damnés ensanglantés tentant d’escalader un arbre hérissé de pointes et de lames acérées.
Scindée en trois parties, l’exposition s’ouvre sur les enfers, se poursuit avec les fantômes et spectres maléfiques pour s’achever sur une note un peu plus rassérénante : la chasse aux fantômes, rituels de protection, exorcismes et autres expulsions de maléfices.
Le parcours, mi-thématique, mi-géographique, conduit le visiteur de Chine au Japon en passant par la Thaïlande. Il brouille volontairement les époques de façon à montrer la continuité de ces représentations d’enfers et de fantômes, depuis les rouleaux illustrés du Sûtra des dix rois du Xe siècle retrouvés à Duhang (Chine) jusqu’au « J-Horror », cinéma d’horreur japonais des années 1990-2000 en passant par les peintures de yurei (yurei-ga) japonaises (XVIIIe siècle) sur rouleaux de soie figurant des femmes spectres de taille humaine.
L’art contemporain n’a pas été oublié. Des œuvres ont été commandées par le Musée du quai Branly à cinq artistes thaïlandais et japonais. Une toile d’Anupong Chantorn (Thaïlande) surfe ainsi sur le thème du moine damné et de l’iconographie du revenant affamé pour dénoncer les dérives mercantiles du bouddhisme thaïlandais.
« L’exposition, qui n’a pas l’ambition d’élucider le mystère des fantômes, consiste surtout en un recueil d’histoires », souligne Julien Rousseau, son commissaire, responsable de l’unité patrimoniale Asie au Quai Branly, qui livre cependant quelques pistes d’explication. Les fantômes expient les mauvaises actions réalisées de leur vivant, tels les phi Thaïlandais. Ils viennent parfois réparer une injustice à l’image des kaibyô, ces femmes-chats japonaises, régler une dette ou se venger d’une faute commise à leur égard à l’exemple de la servante Okiku. Accusée à tort d’avoir cassé de précieuses assiettes, celle-ci fut condamnée à être jetée dans un puits duquel elle jaillit, toutes les nuits, imperturbablement, pour hanter le seigneur responsable de sa mort. Les enfers, selon l’interprétation bouddhiste, sont le purgatoire où les défunts viennent expier leurs fautes avant de réintégrer le cycle des réincarnations.
« Les histoires d’épouvante s’écrivent souvent sur des destins brisés qui cherchent à s’accomplir après la mort », poursuit Julien Rousseau. Est-ce le cas de Sadako, cette jeune fille en robe blanche à la gestuelle saccadée et aux cheveux dissimulant un œil exorbité ? Sadako est l’héroïne du Ring, réalisé par Hideo Nakata (1999), un film culte emblématique du genre du « J-Horror », inspiré des mangas d’horreur pour adolescentes. « Les peurs impalpables sont aussi celles du passage au second millénaire, le Japon des années 1990 ayant été particulièrement meurtri », analyse de son côté Stéphane du Mesnildot. Journaliste aux Cahiers du cinéma et spécialiste des cinématographies asiatiques, le co-commissaire de l’exposition rappelle qu’au Japon les années précédant l’an 2000 furent aussi celles de l’éclatement de la bulle économique, du séisme de Kobe et des attentats au gaz de sarin de la secte Aum dans le métro de Tokyo…
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°501 du 11 mai 2018, avec le titre suivant : Fantômes et tourments d’un monde malade