Pour Michel-Ange, artiste fécond, acharné et rapide, le dessin a constitué une pratique permanente, quasi quotidienne. Il y concentre toutes ses recherches sur les possibilités plastiques et expressives du corps humain. L’exposition du Louvre, qui présente ses œuvres de jeunesse ainsi que celles de la fin de sa carrière, donne l’occasion d’admirer de sublimes créations de celui que ses contemporains considéraient comme un génie d’essence divine.
L’importance du dessin dans l’art de la Renaissance, et en particulier dans la tradition florentine du Quattrocento, est primordiale. C’est de la qualité du dessin, de sa clarté, de sa correction, de sa capacité d’imiter la nature tout en manifestant l’invention artistique, que dépend la beauté de la storia (l’histoire, le thème narratif) illustrée par le peintre. Toutes les autres parties de la peinture, à commencer par la couleur, lui sont subordonnées. Le dessin est considéré comme le père de tous les arts visuels, peinture, sculpture, architecture. Par disegno, on entend alors cette partie essentielle de l’art à travers laquelle se manifeste l’idée même de l’œuvre. Cette théorie est incarnée au plus haut point par l’art de Michel-Ange, qui se considérait avant tout comme un sculpteur et ne sacrifiait le plus souvent à la peinture, art inférieur selon lui, que contraint et forcé par ses puissants commanditaires. « Celui qui sait bien dessiner, même seulement un pied, une main, ou un cou, celui-là saura peindre toutes les choses du monde », déclarait-il. On ne saurait mieux dire le rôle fondamental dévolu au dessin, ni exprimer plus de mépris pour l’art de peindre.
La représentation de la storia, si elle nécessite la maîtrise de l’espace unifié rendu par la perspective, repose surtout sur l’expression juste et éloquente des figures censées restituer l’« action ». Contrairement à ses grands contemporains, Léonard, Raphaël ou Titien, Michel-Ange se désintéresse de la représentation de l’espace et du paysage. En vrai sculpteur, il concentre toutes ses recherches sur les possibilités plastiques et expressives de la figure, donc du corps humain, qu’il étudie aussi bien dans la statuaire antique – dont il avait de nombreux exemples sous les yeux –, que d’après le modèle vivant, ou encore en disséquant des cadavres, à Florence dans les années 1492-1493. Son premier biographe, Giorgio Vasari, le considère comme un génie d’essence divine : « Cet homme unique n’a pas eu d’autre intention que de représenter en peinture la reproduction la plus parfaite et la mieux proportionnée du corps humain, dans les attitudes les plus diverses ; j’ajouterai encore la représentation des passions et des joies de l’âme, en quoi il s’est montré supérieur à tous les autres artistes contemporains. Il a ouvert ainsi la voie à la grande manière et au rendu du corps nu, en se jouant de toutes les difficultés du dessin et en montrant que le but suprême de l’art est le corps humain... »
Des modelli disparus
Le rôle du dessin est fondamental, non seulement comme théorie mais aussi du point de vue de la pratique. Tout laisse à penser que chez un artiste aussi fécond, acharné, rapide et virtuose que Michel-Ange, le dessin a constitué une pratique permanente, quasi quotidienne. Sur une feuille du British Museum, on relève ce conseil insistant à un élève : « disegnia, Antonio, disegnia Antonio, disegnia e non perdere tempo » (dessine, Antonio, dessine Antonio, dessine sans perdre de temps). En 1561, un de ses proches écrit que le maître, alors âgé de quatre-vingt-sept ans, pouvait encore dessiner trois heures de suite, sans autre finalité que la pratique elle-même.
Le corpus de référence établi par Charles de Tolnay entre 1975 et 1980 recense six cent trente-trois feuilles. Ce total est ramené à un peu moins de six cents par Paul Joannides, commissaire de l’exposition du Louvre. Deux cent soixante-quatorze de ces feuilles contiennent des dessins du maître sur leurs deux côtés, ce qui porte à huit cent soixante-dix le nombre de pages attribuées à Michel-Ange. Si elles présentent parfois un seul motif, ou un sujet principal accompagné d’études de détails, ces pages sont bien souvent chargées de nombreuses esquisses, ébauches de figures, d’architectures, et même de dessins d’élèves.
Cet ensemble est divisé en deux groupes, dessins de figures et d’architecture, et réparti en différents types qui illustrent les multiples aspects de l’activité artistique, qu’il s’agisse de copies d’après d’autres maîtres, de dessins destinés à l’apprentissage des élèves, ou d’études correspondant aux diverses phases de l’élaboration d’un projet : de la « première pensée » au « carton » grandeur nature qui servait au transfert sur le support définitif, en passant par toutes sortes d’études plus ou moins poussées, d’ensemble, de figures isolées, ou de détails (anatomies, draperies). Aucun des modelli (dessins présentant en détail une composition définitive) de Michel-Ange ne nous est parvenu, si ce n’est pour l’architecture. Et des cartons, il ne reste qu’un grand fragment pour la chapelle Pauline au Vatican. Le peu d’études pour les sculptures peut s’expliquer par le fait que, après quelques ébauches dessinées, l’artiste réalisait des modèles en terre, et ce sont ces derniers qui le guidaient dans l’exécution de l’œuvre définitive.
À ces catégories, il faut ajouter celle des « dessins de présentation », très achevés, considérés comme des œuvres d’art autonomes, et que l’artiste offrait en cadeau. On connaît ceux qu’il adressa aux deux êtres qui lui inspirèrent de grandes passions chastes et amoureuses – du moins en protestait-il –, des allégories mythologiques pour Tommaso Cavalieri, et religieuses pour Vittoria Colonna.
Enfin, il faut signaler l’émouvante découverte, en 1976, d’un grand nombre de dessins tracés à même les murs dans le sous-sol de la chapelle Médicis, à Florence ; celle-ci étant une œuvre majeure de Michel-Ange réalisée dans les années 1520-1527 et 1530-1534.
Ce corpus est-il représentatif de l’œuvre dessiné de Michel-Ange ? Selon Paul Joannides, il ne représenterait que l’infime partie d’une production énorme dont l’essentiel a disparu. Les séquences pour un même projet sont toutes lacunaires, et n’aboutissent que rarement aux solutions adoptées dans l’œuvre achevée. Pour le Jugement dernier, qui compte quelque trois cent quatre-vingt-dix figures, seules subsistent vingt-quatre pages. Pour les deux fresques de la chapelle Pauline, qui en comptent soixante-dix, on ne connaît que deux dessins. Or il est évident qu’au moins les figures principales, toujours très complexes, de ces œuvres monumentales, ont dû nécessiter plusieurs études.
Un calcul tout simple permet à l’historien de suggérer l’ampleur probable de l’œuvre dessiné de Michel-Ange. En ne tenant compte que du corpus actuel, l’artiste, dont la carrière se déroule sur trois quarts de siècle, aurait produit en moyenne huit feuilles par an, ce qui est dérisoire. En faisant la supposition d’une feuille par jour, moyenne tout à fait plausible si l’on pense que certains dessins sont réalisés très rapidement, et qu’un artiste peut très bien en faire toute une série d’affilée, on arrive à vingt-huit mille feuilles. Les dessins parvenus jusqu’à nous ne représenteraient alors que deux pour cent de cette totalité.
Matériellement fragiles, vulnérables à la lumière et ne jouissant pas, sauf exception, de la même considération que les peintures, les dessins anciens ont, de façon générale, beaucoup moins bien résisté au temps que ces dernières. Ils étaient pourtant, dès la Renaissance, collectionnés. Ceux de Michel-Ange, artiste « divin », admiré par-dessus tout pour l’excellence et la supériorité de son dessin, ont dû être recherchés très tôt. On sait avec quelle avidité, quel acharnement, Cosme Ier, après la mort de l’artiste, a voulu acquérir tout ce qu’il pouvait, allant jusqu’à arracher, par d’habiles pressions, des dessins à leur propriétaire.
Repentir des dernières années
Alors comment expliquer que si peu de feuilles nous soient parvenues ? L’une des raisons, peut-être la principale, tient à l’attitude de l’artiste lui-même. On sait qu’il donnait facilement ses dessins. En particulier à ses amis artistes, comme Sebastiano del Piombo, pour les aider dans leur travail (ils s’inspiraient alors de l’idée du maître exprimée dans le dessin pour réaliser leurs propres tableaux) ou financièrement (ils pouvaient en tirer un pécule). En 1532, par exemple, il cède à son jeune élève Antonio Mini pas moins de deux caisses de dessins, aussitôt emportées à Fontainebleau.
Mais surtout, il arrive à l’artiste de détruire ses propres œuvres. Dans sa vieillesse, cette manie s’accentue. On ne doit la survie de la Pietà de Florence qu’à l’intervention d’un de ses disciples, qui arrête le maître dans sa fureur destructrice, puis recolle les morceaux de la sculpture brisée. À la veille de sa mort, en particulier, il brûle « un grand nombre de dessins, esquisses et cartons faits par lui, afin que personne ne puisse voir ses efforts et les manières qu’a son génie en s’exprimant » (Vasari). Ces destructions finales sont aussi imputables aux sentiments religieux de l’artiste, exacerbés dans sa vieillesse. À l’obsession du salut de son âme est liée l’idée de la vanité de l’art. Ses poèmes retentissent des plaintes amères du repentir :
« Dès lors je sais combien la trompeuse passion
qui m’a fait prendre l’Art pour idole et monarque
était lourde d’erreur... »
« Peindre et sculpter n’ont plus le pouvoir d’apaiser
mon âme orientée vers ce Divin Amour... »
Et d’invocations à la divinité :
« Avec les biens du monde fais-moi prendre en haine
les beautés que j’ai cultivées et adorées. »
La collection du Louvre est particulièrement riche en œuvres de la jeunesse de l’artiste – dessins à la plume, où la forme travaillée dans la masse est déjà investie d’une grande énergie dramatique – et de la fin de sa carrière. Ces dernières comptent parmi ses plus sublimes créations. Si « les beautés » jadis « adorées » n’ont pas disparu, elles sont désormais transfigurées. Allégés de leur éclatante énergie physique, les corps des personnages sacrés s’estompent dans une lumière diffuse, ils sont devenus impalpables, immatériels comme des visions intérieures. Michel-Ange a peut-être réalisé dans ces dessins ce que ses forces déclinantes, la lourde matérialité de la pierre, l’ont empêché d’accomplir dans ses dernières Pietà laissées inachevées.
Si elle le cède en importance, par le nombre, à plusieurs autres (celles de la Casa Buonarroti de Florence, du British Museum de Londres et de l’Ashmolean Museum d’Oxford), la collection du Louvre n’en est pas moins exceptionnelle. Elle comporte quarante-trois feuilles du maître et de nombreuses autres de ses élèves. La majeure partie de ces dessins, avant d’intégrer les collections royales, avait appartenu au grand collectionneur Everhard Jabach. Dans de nombreux cas, leur provenance remonte aux fameuses caisses amenées en France par Antonio Mini. L’exposition présente une soixantaine de dessins, à l’occasion de la parution du catalogue raisonné rédigé par Paul Joannides, de l’université de Cambridge.
L’exposition a lieu du 26 mars au 23 juin, tous les jours sauf le mardi de 9 h à 17 h 30, les lundi et mercredi jusqu’à 21 h 30. Accès libre avec le billet du musée (7,50 euros entre 9 h et 15 h ; 5 euros après 15 h). Une conférence sera donnée par Paul Joannides à l’auditorium du Louvre, vendredi 4 avril à 15 heures. Musée du Louvre, aile Denon, 1er étage, salles 9, 10, 11, tél. 01 40 20 51 51, www.louvre.fr
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Divins dessins de Michel-Ange
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : Divins dessins de Michel-Ange