BELGIQUE
En 1896, l’artiste belge a signé la peinture la plus emblématique du mouvement symboliste belge, présente aujourd’hui dans la rétrospective que lui consacre le Petit Palais. Analyse d’œuvre.
Figure incontournable du symbolisme belge, Fernand Khnopff (1858-1921) in-carne la quintessence de ce mouvement, avec ses images léchées, ses personnages féminins ambivalents et son univers autoréférentiel. Il est d’ailleurs l’auteur de l’œuvre la plus célèbre de ce courant : Des Caresses. Ce tableau, au format atypique et à la composition singulière, a d’emblée été considéré comme un pur chef-d’œuvre et rencontra un franc succès à Londres et à la Sécession viennoise, où il influença considérablement Klimt. Fait rarissime, ce tableau ne possède pas un titre, mais trois. L’artiste l’ayant tour à tour présenté comme L’Art, Les Caresses et Des Caresses. Comme si l’auteur lui-même hésitait à assigner à cette peinture une signification précise et définitive. Ce faisant, il laissait la porte ouverte aux interprétations les plus variées. Il faut dire que cette toile se prête à merveille à l’exercice de la glose et de la spéculation, tant elle fourmille de motifs hermétiques et de détails cryptés. L’énigme et le mystère sont en effet inhérents à l’œuvre de Khnopff, lequel confessa dans son questionnaire de Proust que sa devise n’était autre que le point d’interrogation.
À l’image de la nébuleuse symboliste, le peintre rejette absolument le réalisme pour développer un univers hypercodifié riche en symboles et en références littéraires. Totalement étranger aux contingences du monde moderne, l’artiste appartient à cette génération désenchantée en pleine crise morale dans une société industrielle où triomphent l’individualisme et le progrès scientifique. Fernand Khnopff, comme nombre de ses confrères, trouve alors refuge dans la croyance de « l’art pour l’art » et en appelle au beau, au mysticisme et à l’idéalisme. Ses outils sont l’allégorie, les mythes et la littérature, à commencer par les pessimistes et les décadents de son époque : Mallarmé, Péladan, Maeterlinck et son ami Verhaeren. C’est d’ailleurs à ce dernier que l’on doit l’une des analyses les plus perspicaces de l’univers de Khnopff, puisque l’auteur belge le compara fort justement à « une immense algèbre dont la clef est perdue ».
Le caractère mystérieux et hermétique du tableau de Khnopff s’explique par l’abondance de détails cryptés, mais aussi par le paysage dans lequel le peintre situe son action. Contrairement à ses illustres devanciers, notamment Ingres et Moreau, Khnopff ne met pas en scène la rencontre d’Œdipe et de la Sphinge dans un cadre montagneux naturaliste. L’artiste imagine un paysage presque abstrait mêlant des inspirations méditerranéennes, comme les cyprès, à des détails typiquement locaux, comme la bruyère rouge évoquant Fosset, la localité des Ardennes belges où la famille Khnopff passait ses vacances d’été. Ce décor composite est par ailleurs peuplé d’éléments lourds de sens, comme les colonnettes jumelées reliées par une chaîne, qui sont un symbole maçonnique, ou encore la stèle portant une inscription mystérieuse à mi-chemin entre les hiéroglyphes et l’écriture sumérienne. L’aspect fortement atypique de ce décor est encore renforcé par le cadrage inédit du tableau : un panorama très étiré.
Le superbe sceptre que tient fermement Œdipe est un attribut de son pouvoir monarchique, mais aussi une allégorie, puisque la sphère, qui représente la Terre, et donc la matière, est dominée par l’esprit incarné par le personnage ailé. La sphère du sceptre, semblable à un bijou, attire le regard par sa couleur bleue, la couleur de prédilection de Fernand Khnopff. Le bleu, que l’on retrouve dans plusieurs détails signifiants de ce tableau, comme le pagne du héros et les colonnettes jumelées, occupe en effet une place prépondérante dans sa palette. Cette couleur évoque pour l’artiste l’idéal romantique de la « fleur bleue » popularisée par l’écrivain Novalis qui en fait le synonyme de l’élévation vers le monde spirituel. Pour Khnopff, le bleu est également le symbole du lointain et du rêve. La fascination de l’artiste pour le dieu grec du Sommeil, Hypnos, le motif de la Sphinge aux yeux fermés et la récurrence de détails bleus dans cette œuvre l’inscrivent donc dans le registre de l’onirisme.
Loin du héros viril dépeint notamment par Ingres, l’Œdipe de Khnopff frappe par sa silhouette androgyne. La finesse et la souplesse du corps du jeune homme sont encore soulignées par sa posture, car le personnage dénudé se déhanche fortement pour s’approcher au plus près de la Sphinge, au point de se retrouver joue contre joue avec la créature. La fascination pour l’androgyne traverse alors toute la littérature fin-de-siècle et représente pour nombre d’écrivains, de poètes et d’artistes symbolistes un idéal de pureté. Car cette figure incarne à leurs yeux la synthèse des contraires : les principes du masculin et du féminin, de l’esprit et de la sensualité. En vertu d’une lecture alimentée de références à la mystique chrétienne et au néoplatonisme, l’androgyne constitue pour ces lettrés un équivalent moderne du chevalier. Ici, la notion de perfection par la plénitude et la complémentarité est par ailleurs accrue par la position des personnages qui semblent être les deux faces d’une même personne.
La Sphinge inventée par Khnopff a fait couler beaucoup d’encre. Ce thème n’a pourtant rien d’original, puisqu’il s’agit d’un classique de l’histoire de l’art. Toutefois, le peintre belge surprend en opérant une étrange synthèse de sources antiques autant que contemporaines. Il puise en effet dans l’Œdipe roi de Sophocle, les textes de l’historien grec Pausanias, mais aussi dans Une passion dans le désert de Balzac, sans oublier Œdipe et le Sphinx de Joséphin Péladan. Le recours à ces différentes sources explique le caractère inédit de la Sphinge, qui ne possède pas les attributs classiques du monstre, à savoir un corps de lion et des ailes d’oiseau. La Sphinge de Khnopff possède quant à elle un corps de guépard et les traits de Marguerite, la sœur du peintre et son modèle préféré. Le choix de ce modèle et l’attitude voluptueuse et tendre de la chimère ont donné lieu à des interprétations psychanalytiques, très exagérées, sur la nature incestueuse de la relation entre Fernand et Marguerite.
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Des caresses de Fernand Khnopff
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Des caresses de Fernand Khnopff