À l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust, la BnF présente une ambitieuse exposition sur « La fabrique de l’œuvre » tandis que les éditions Hazan publient un magnifique Proust et les arts. Ils nous rappellent l’importance de l’art dans la vie et l’œuvre de l’écrivain.
« Il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. » Quelques minutes après, Bergotte, l’écrivain d’À la recherche du temps perdu, meurt d’une attaque. L’épisode de cette mort, devant la Vue de Delft de Vermeer, constitue l’un des plus célèbres passages du livre de Marcel Proust. Lui-même a vu le tableau à plusieurs reprises : une première fois à La Haye en 1902, à l’occasion d’un voyage, puis une seconde lors d’une exposition au Jeu de Paume en 1921. Il ne lui reste alors qu’un an à vivre, et il est en train de terminer ce qui sera son chef-d’œuvre. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire […]. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune », fait-il dire à Bergotte avant de rendre son dernier souffle. « L’épisode du petit pan de mur jaune exprime ce que doit être l’œuvre d’art, que Bergotte a échoué à réaliser et que le narrateur de Proust va essayer d’écrire », explique Guillaume Fau, conservateur des Manuscrits modernes et contemporains à la BnF et co-commissaire de l’exposition « Proust, la fabrique de l’œuvre ».
S’il visite les musées et les galeries, par exemple celle de Durand-Ruel où il voit les Cathédrales de Rouen de Monet prêtées par Isaac de Camondo, Marcel Proust contemple nombre de tableaux dans les salons de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie qu’il fréquente. Il admire ainsi chez la princesse de Polignac ce qu’il considère comme « le plus beau tableau » de Monet, Un champ de tulipes près de Haarlem, aujourd’hui au Musée d’Orsay. Et c’est chez Camille Groult, collectionneur d’art qui a fait fortune dans le commerce des pâtes et des farines, épris des œuvres de l’école française du XVIIIe siècle et de l’école anglaise, que Proust découvre ce Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain de William Turner, aujourd’hui au Louvre. Il inspire l’une des manières de son personnage Elstir, figure du peintre dans À la recherche du temps perdu.
La visite du narrateur de Proust à l’atelier d’Elstir, dans la station balnéaire normande de Balbec, constitue l’un des jalons essentiels d’À la recherche du temps perdu, histoire de sa vocation littéraire. En y contemplant une marine du peintre, le Port de Carquethuit, où celui-ci supprime toutes démarcations entre la terre et la mer, il prend conscience de la puissance de l’art, qui ouvre un monde d’extase où la mort apparaît soudain indifférente. « Cette marine fait aussi écho au paysage de sa rencontre avec les jeunes filles, Albertine et sa bande, sur le front de mer, accentuant la fusion des éléments, des sensations, des perceptions », relève Guillaume Fau. Si Proust s’inspire pour évoquer les paysages marins d’Elstir de tableaux de William Turner, Claude Monet, comme aussi de Paul-César Helleu ou de l’Américain Alexander Harrison, les toiles mythologiques de cet artiste qui a plusieurs manières évoquent celles de Gustave Moreau, ses portraits ceux de James Whistler. « Les seuls tableaux d’Elstir que Proust décrit sont ceux qu’il aurait pu peindre lui-même […]. Il use de Harrison, de Vuillard, d’Helleu, de Whistler, comme du carmin, de l’outremer, du lapis-lazuli, de la terre de Sienne brûlée », écrit Thierry Laget dans Proust et les arts (Hazan).
Construire son roman « comme une cathédrale » : c’est le projet de Marcel Proust lorsqu’il compose À la recherche du temps perdu. Entre la première et la dernière page de son livre, ce traducteur de La Bible d’Amiens de John Ruskin et admirateur des Cathédrales de Monet, qu’il a pu voir à la Galerie Durand-Ruel, a poursuivi le même rêve : « Bâtir un monument de signes qui défie la pierre et l’airain, l’orner de statues vivantes, polychromes, peindre l’humanité aussi grouillante qu’elle était depuis huit siècles au portail historié de Notre-Dame de Paris », observe Thierry Laget. Par ailleurs, c’est le plaisir éveillé en lui par la vue des clochers de Martinville, aperçus au loin au cours d’une promenade, qui révèle au narrateur sa vocation littéraire.
Marcel Proust fréquentait assidûment le Louvre, où il aimait à contempler les peintures de Mantegna, Fra Angelico, Léonard de Vinci, Rembrandt, Van Dyck, Watteau, Millet, Corot et Manet, qui inspirent les personnages ou les paysages de son roman. Parmi les œuvres qu’il compte comme les plus belles du musée, l’écrivain indique, répondant à une enquête de L’Opinion en 1920, trois œuvres de Chardin : un autoportrait, un portrait de sa femme et une nature morte. « Chardin le fascine par son traitement de scènes très simples du quotidien, dans leur banalité. Ce peintre lui apprend qu’un chef-d’œuvre ne naît pas du sujet représenté, mais du regard de l’artiste », souligne Guillaume Fau.
« Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes », écrit Proust. Pourtant ce dernier s’éteint dans un Paris « où elles ne sont déjà plus des Renoir, mais des Matisse et des Picasso », remarque Thierry Laget. Les noms de ces derniers ne sont pas mentionnés dans À la recherche du temps perdu. Il n’empêche. Proust apprécie aussi des propositions artistiques radicales de son temps, s’émerveillant en 1917 de la nouvelle création des ballets russes de Serge Diaghilev, Parade, dont le texte a été écrit par Cocteau, la musique composée par Satie et les décors et costumes cubistes créés par Picasso. « Comme Picasso est beau », s’extasie alors Proust, fervent spectateur des Ballets russes, dont il applaudit plus d’une vingtaine de spectacles, de 1909 à 1920. Dans À la recherche du temps perdu, il décrit d’ailleurs un danseur qui ne peut être que Vaslav Nijinski « la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant légèrement », dont un brouillon du roman évoquant « un célèbre et génial danseur d’une troupe étrangère » fournit la clef.
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Comprendre Marcel Proust et les arts
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : Comprendre Marcel Proust et les arts