Les Français ont baptisé cette période « les invasions barbares ». Les Allemands, eux, « la migration des peuples ». À Venise, le Palazzo Grassi étudie les liens fascinants et ambigus qui se tissèrent, au ier millénaire, entre Rome et ces nomades «”ˆdes marges”ˆ».
Découvert en 1931 dans un quartier de Rome qui lui a donné son nom, l’imposant Sarcophage de Portonaccio résume à merveille l’un des thèmes les plus en vogue dans la Rome impériale : le triomphe de la civilisation sur la barbarie. Dans un marbre comme porté à ébullition, les corps des vaincus s’enchevêtrent, disloqués, les visages se crispent de douleur.
À la maîtrise du soldat romain richement équipé s’oppose le chaos de la gent « barbare » (les barbaresques étaient les Nord-Africains), immédiatement reconnaissable à ces cheveux hirsutes et ces barbes longues qui sont la marque de la « sauvagerie ».
En l’an 9, la défaite de Teutobourg a longtemps hanté les Romains
Point de doute : si les Grecs usaient du subterfuge du mythe pour relater de façon indirecte leurs combats, les Romains, quant à eux, préfèrent orner leurs sarcophages ou leurs autels de scènes bien réelles. Se faisant l’écho du souci de propagande de leurs empereurs, les sculpteurs manient le ciseau avec une précision quasi ethnographique. Comme s’il s’agissait de graver dans le marbre la mission civilisatrice de Rome sur terre : stopper l’inquiétante progression de ces peuples nomades venus du Nord et de l’Est.
Il est vrai que le traumatisme de la terrible bataille de Teutobourg, en Germanie, est encore dans toutes les mémoires. En l’an 9 de notre ère, trois légions romaines conduites par le légat Quintilius Varus succombaient dans une embuscade tendue par un chef barbare. « Au milieu de la plaine, écrira Tacite, des ossements blanchis, épars ou amoncelés selon qu’on avait fui ou résisté. À côté, gisaient des fragments de traits et des membres de chevaux et sur des troncs d’arbre étaient cloués des têtes. »
Dès lors, cette vision d’apocalypse et de chaos hantera pour de longs siècles l’esprit des empereurs romains, obsédés par le double désir de repousser les frontières de l’empire et de protéger coûte que coûte son limes, cette frontière entre deux mondes que tout semble, de prime abord, opposer. D’un côté, le citoyen romain vertueux et policé, sacrifiant au culte de Jupiter et de l’empereur ; de l’autre, cette inquiétante nébuleuse d’hommes frustres, sauvages et violents, sans attaches territoriales, pratiquant des cultes obscurs, ignorant la rigueur des lois et des contrats… Les Grecs, eux-mêmes, n’avaient-ils pas inventé le mot de « barbares » pour désigner tous ces peuples qui leur étaient étrangers et qui communiquaient entre eux sous la forme de « borborygmes » incompréhensibles ?
Entre Rome et les Barbares, les frontières ne sont pas si étanches
Loin, bien loin de cette vision manichéenne colportée par les auteurs antiques puis par de nombreux historiens des xixe et xxe siècles, l’exposition du Palazzo Grassi brosse le face-à-face fécond et tumultueux entre Rome et ces myriades de tribus ébranlant, par vagues successives, les fondements de la Pax Romana. Car si l’iconographie impériale a décliné à l’envi ces cor-tèges de captifs agenouillés en signede soumission – les Daces sur la colonne Trajane ou les Marcomans et les Sarmates sur la colonne de Marc-Aurèle –, d’autres objets reflètent la fascination réciproque à laquelle succombèrent chefs « barbares » et romains.
Ainsi, comment interpréter, parmi le magnifique ensemble de près de deux mille pièces exposées au Palazzo Grassi, ces œuvres « hybrides » ou déplacées de leur contexte d’origine, qui trahissent, plus que tout long discours, la singularité de la rencontre ? Aux côtés de ce monde de dieux et de demi-dieux hérités du panthéon grec, surgissent ces étranges déesses-mères locales aux traits rudes et au visage ridé, le corps disparaissant sous le plissé d’une robe, ces taureaux dont les pouvoirs de fécondité sont démultipliés par l’usage d’une troisième corne, ou bien encore ce gracieux petit dieu à oreilles de cerf. Comme si, loin d’être une frontière infranchissable, le limes devenait peu à peu un espace de contacts pacifiques, d’échanges commerciaux, voire de syncrétisme religieux...
Alors que les artisans et les artistes de l’empereur raffolent de cette ambre lointaine qu’ils acheminent depuis les rives de la Baltique, les productions de l’argenterie romaine fascinent, quant à elles, les « princes » et les hauts dignitaires du Nord et de l’Est de l’Europe. C’est dans les environs de Bratislava et de Varsovie que les archéologues ont ainsi exhumé les plus beaux trésors d’orfèvrerie antique !
Les sculptures barbares traduisent une autre perception du corps
On mesure cependant l’abîme qui sépare fondamentalement Barbares et Romains dans la perception des corps et de l’espace à travers ces effigies – hélas peu nombreuses dans l’exposition – qui flirtent avec l’abstraction. Découvert à Alboke, dans l’actuelle Suède, ce petit buste de bronze du musée de Stockholm (p. 66) résume ainsi, à lui seul, la force de cette esthétique, d’une rudesse « primitive ». Le visage est taillé à la serpe, les yeux fixes semblent exclure toute émotion. Hélas, comment interpréter, en l’absence de sources écrites, la destinée de cette statue et la symbolique attachée à sa fonction ? Et comment analyser la présence de ces visages quelque peu inquiétants placés sur la poitrine de ce personnage ? Têtes-trophées ? Symboles claniques ?
Bien isolée, elle aussi, au sein de la magnifique galerie de portraits et de divinités romaines, une autre sculpture « primitiviste » happe le regard. Taillée dans un grès sombre, on y devine la silhouette phallique du dieu Frô, figure essentielle du panthéon scandinave, dispensatrice de fertilité, de prospérité et de paix. Mais comment une telle effigie a-t-elle pu se retrouver à Arras (l’ancienne Nemetacum) à des centaines de kilomètres de son contexte d’origine ?
Sans doute faut-il y voir une preuve de cette relative tolérance des Romains à l’égard des cultes indigènes. Fragilisé dans ses frontières, de plus en plus écartelé sous la menace de « putschs militaires », l’Empire se met, en cette fin chaotique du ive siècle, à enrôler au sein de son armée des tribus barbares « amies ». Ultime privilège, ces troupes « fédérées » (c’est-à-dire déplacées et installées aux termes d’un traité) se voient même le droit de conserver leur culte et leurs dieux, fussent-ils aux antipodes des canons gréco-romains !
Longtemps combattue (et il ne faudrait pas, inversement, sacrifier à une vision trop idyllique de la période !), une autre religion va peu à peu s’affirmer comme le ciment fédérateur entre le peuple romain et les peuples barbares : le christianisme. Si l’empereur Constantin autorise, en 313, ce culte, c’est Théodose, son successeur, qui le proclame religion de l’empire.
Hélas, cela n’empêchera pas les innombrables rapines des envahisseurs et ce climat d’instabilité et de violence tout entier résumé dans la mine patibulaire de Magnence, l’usurpateur ! Proclamé « empereur » lors d’un banquet à Autun, en 350, ce Barbare né sur la rive occidentale du Rhin tentera même de rétablir certains cultes païens. Il connaîtra néanmoins un règne éphémère et se donnera la mort, trois ans plus tard...
Alors que Rome perd son influence, naissent de nouvelles sociétés
Si les peintres d’histoire du xixe siècle ont contribué à noircir la vision de ces Barbares « sanguinaires » qu’étaient à leurs yeux les Goths, les Wisigoths, ou, pire, les Huns, c’était occulter entièrement le génie de ces peuples nomades dont les trésors d’orfèvrerie sont d’une beauté à couper le souffle ! Circulant d’un bout à l’autre de l’Europe, massives fibules, plaques-boucles, bagues et boucles d’oreilles diffusent des techniques et des modes, en même temps qu’elles reflètent le raffinement et le luxe de ces royaumes qu’on a vraiment du mal à qualifier de « barbares » !
Alors que l’influence de Rome se délite peu à peu, de nouvelles sociétés guerrières s’esquissent. Les uns après les autres, les rois barbares abandonnent l’arianisme pour le christianisme, qui devient l’élément fondamental du patrimoine européen. Le rôle des femmes est, à cet égard, fondamental. C’est la reine Clotilde, d’origine burgonde, qui conduit son époux Clovis au baptême que lui administrera Rémi, évêque de Reims. Ancienne esclave saxonne, la reine Bathilde fondera, quant à elle, le monastère de Chelles où elle se retirera jusqu’à sa mort, vers 680. L’exposition vénitienne montre sa très émouvante tunique de lin, dont la croix brodée en trompe-l’œil évoque la grande piété.
Notre Moyen Âge semble ainsi pointer inexorablement le nez, comme en témoignent ces magnifiques diptyques en ivoire ou ces précieux évangéliaires, ambassadeurs d’un « monde nouveau »...
58-51 av. J.-C.
César repousse
les Germains.
271
Invasion des Goths. Rome s’entoure
de remparts.
313
Édit de Milan autorisant la liberté de culte aux chrétiens.
451
Victoire des Romains contre
les Huns d’Attila.
455
Sac de Rome.
751
Naissance
de la dynastie carolingienne.
787
Second Concile
de Nicée.
846
Pillage de Rome
par les Sarrasins.
962
Naissance du Saint Empire Germanique.
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Ce que les Romains doivent aux Barbares
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« Rome et les Barbares », jusqu’au 20 juillet 2008. Palazzo Grassi, Campo San Samuele, Venise. Ouvert tous les jours de 9 h à 19 h. Tarifs : 10 €
et 6 €. www.palazzograssi.it
Une halte à Rome.
De César à Trajan,
le quartier du Forum Romain et du Colisée, aujourd’hui au cœur de la ville moderne, a vu se succéder des générations d’empereurs. Le Capitole, le Panthéon, les thermes de Dioclétien et de Caracalla sont autant de monuments à découvrir à l’issue de la visite au Palazzo Grassi. De Venise (gare S. Lucia) jusqu’à Roma-Termini à Rome, compter un peu plus de 4 heures de train. En avion, compter une heure en partant de Trevise ou de l’aéroport Marco Polo, au Lido de Venise. De l’aéroport de Rome, un métro part ensuite toutes les 12 minutes pour Roma-Termini. www.romaturismo.com, www.enit-france.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°600 du 1 mars 2008, avec le titre suivant : Ce que les Romains doivent aux Barbares