PARIS
Connus pour leurs défilés de Mardi Gras en Louisiane, les Black Indians constituent un sujet haut en couleur pour le musée parisien. Mais le choix des commissaires de privilégier le contexte historique sur les costumes déséquilibre l’exposition.
Paris. Annoncée par des visuels colorés des costumes de Black Indians, cette exposition devait être une (re)découverte pour le grand public, qui connaît peut-être le thème du Mardi Gras de la Nouvelle Orléans grâce à la série « Treme », créée par David Simon et diffusée sur HBO. Pourtant dès l’entrée, les deux commissaires installent une ambiance presque austère : les premières salles reviennent sur la conquête de l’Amérique, les massacres des populations indiennes et l’esclavage. Le Québécois Steve Bourget affirme avoir voulu « une exposition pensée pour un public non américain », sous-entendant maladroitement que les Français ne connaissent pas l’histoire de l’Amérique coloniale. Il ajoute pourtant que « les musées comme celui de La Rochelle (Musée du nouveau monde) ont déjà fait un bon travail sur ces sujets ; ici, nous sommes plus modestes ». Quelle est l’intention des commissaires ?
La question se fait pressante au fur et à mesure du parcours, car les costumes des Black Indians sont rares : un premier ouvre l’exposition, tout en plumes roses, et un deuxième arbore un magnifique masque africain et des milliers de cauris (coquillage du Pacifique). Étrange impression lorsque ce costume fait face à des peintures du XVIIIe siècle sur le commerce triangulaire ou à des extraits du Code noir de Colbert… La commissaire associée, Kim Vaz-Deville, apporte son regard de sociologue américaine : « C’était important de montrer le contexte et l’histoire, mais aussi les histoires individuelles. » Devant le costume impressionnant de « Big Chief » (Victor Harris), elle explique que « les groupes de Black Indians s’affrontent lors des défilés du carnaval, avec des mimiques guerrières ». S’agit-il d’une exposition d’histoire sociale ? Mais alors pourquoi les costumes sont-ils si peu présents dans le parcours ?
Par ailleurs, pourquoi montrer autant de documents d’archives sur les premières décennies du commerce triangulaire, et occulter l’histoire des Indiens ? Car au lieu d’expliquer pourquoi des Afro-Américains s’identifient aux Indiens, l’exposition se contente d’effleurer le sujet : des tuniques brodées et quelques objets sculptés rappellent que les communautés indiennes furent les premières victimes des conquérants, avant que ceux-ci n’instaurent l’esclavage. Il est donc difficile pour le visiteur de faire le lien avec l’esthétique des costumes du Mardi Gras, dont certains comportent des coiffes indiennes. Steve Bourget explique bien que « les Black Indians puisent dans l’imaginaire du Far West reconstitué au XIXe siècle par Buffalo Bill, et dans un imaginaire africain », mais cela aurait mérité d’être plus développé.
Heureusement, la salle centrale de l’exposition rattrape l’intérêt du visiteur en confrontant des archives des luttes contre la ségrégation, des œuvres d’art contemporain et plusieurs costumes inspirés par ces thèmes. La continuité entre les premières révoltes d’esclaves en Louisiane au XVIIIe siècle et les luttes pour les droits civiques dans les années 1930-1960 apparaît clairement, avec en arrière-plan les exactions du Ku Klux Klan : un tableau de Philip Guston et une fresque en noir et blanc de Vincent Valdez rappellent que cette organisation raciste sévit encore dans les États du sud, dans une relative impunité. Les costumes exposés en regard comportent sur leurs plastrons des scènes brodées directement tirées de cette histoire : esclaves enchaînés, chefs Indiens, figures politiques… La richesse des matériaux contraste avec la misère et la souffrance évoquées (plumes d’autruches, perles de verre, velours). S’y mêlent aussi le vaudou et des symboles chrétiens, car comme le précise Kim Vaz-Deville : « Il y a une dimension spirituelle aux costumes, car les chefs des Black Indians ont parfois des visions qui leur révèlent leur identité et leur costume. »
C’est sur cette dimension ethnologique qu’achoppe la dernière partie de l’exposition. Sans ordre apparent, les commissaires ont rassemblé une trentaine de costumes récents, des archives audiovisuelles, des photographies contemporaines et quelques objets sortis des collections du musée. Ces derniers ramènent l’exposition vers l’ethnographie, alors que les commissaires cherchent à s’en détacher. Si les costumes exposés impressionnent le visiteur par leur extravagance, leur statut pose question : sont-ils exposés comme témoins d’une histoire sociale américaine, comme objets de culte (certains comportent des croix), voire comme œuvres d’art ? Cette section intitulée « Art, spectacle et spiritualité » n’y répond pas clairement, car il n’y a pas de lien entre les costumes et les autres documents. Les archives audiovisuelles montrent à la fois des parades à la Nouvelle Orléans et des cérémonies yorubas en Afrique, sans distinction entre images d’actualité et reportages ethnographiques. De même, les photographies de Charles Fréger et du Béninois Léonce Raphaël Agbodjelou sont reléguées en périphérie de la salle, sans lien fluide avec les costumes. Même si Kim Vaz-Deville concède que « certains chefs sont devenus des artistes professionnels », l’exposition refuse de clarifier le statut des costumes et peine à montrer leur polysémie. C’est d’autant plus regrettable que ce musée s’y prêtait parfaitement au vu de la réflexion amorcée en interne sur ses collections.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°600 du 2 décembre 2022, avec le titre suivant : Au Quai Branly, des Black Indians dénaturés