Art moderne

André Lhote en dissidence

Arrêt sur image : L'Escale

Par Morgan Houriez · L'ŒIL

Le 26 juillet 2007 - 1096 mots

À mille lieues du synthétisme de Braque et de Picasso, Lhote a adapté les procédés plastiques du cubisme à la tradition. Certains de ses contemporains ne lui pardonnèrent pas.

Rarement un peintre n’a théorisé autant que Lhote les pratiques d’un courant dont les chefs de file lui refusaient l’affiliation. Au tournant de 1910, André Lhote découvre lors de la rétrospective Cézanne au Salon d’automne une évidence, celle de la construction, de l’architecture, et énonce les premiers préceptes de sa « morale picturale », qu’il ne cessera de développer sa vie durant.
Sa participation au Salon de la Section d’or en 1912 aux côtés des pionniers du cubisme laisse augurer le meilleur pour l’artiste qui, pourtant, perd peu à peu le soutien de ses pairs.

Prophète dans d’autres pays
Cette même année est en effet marquée par la réalisation de nombreux tableaux manifestes de très grands formats. L’Escale, une série sur les Ports de Bordeaux, Le Jugement de Pâris, la reprise de La Bacchante est de ceux-là. La monumentalité des œuvres permet à Lhote de représenter les personnages à taille réelle.
Le thème récurrent chez Lhote de la jeune fille de mauvaise vie, de l’étudiant et du marin, que l’on retrouve dans L’Escale n’est qu’un prétexte à ce qu’il nomme « la transposition plastique », soit la traduction géométrique de la nature. Là où Picasso et Braque s’imposaient en ascètes de la couleur, Lhote préfère une gamme chromatique riche et la déstructuration des formes en plans et non plus en volumes. Au cubisme analytique ambiant, il cherche à insuffler une « perspective affective », une reconnaissance des modèles conjuguée à une « valeur émotive de la géométrie ». Ses multiples préceptes, édictés tant dans ses ouvrages que dans ses « tribunes » dans la revue barcelonaise Revista Nova visent à lui obtenir la reconnaissance de ses pairs. Nourri de culture muséale depuis son enfance, le théoricien plasticien ne cache pas son objectif « d’atteindre un but classique en employant des moyens neufs ».
Au sein même du mouvement cubiste, il cherche à rompre avec les canons esthétiques en vogue, avançant la tentative d’un cubisme plus sensible, la fameuse transposition géométrique conjuguée à un souci de détails aisément identifiables, et s’érige « contre les réalistes faiseurs de pochades et contre les peintres abstraits ». C’est justement à cause de cette préoccupation figurative que Lhote sera qualifié d’imagier, tant par le « facettage » que par la dimension narrative de ses compositions.
Enseignant et conférencier dans les plus grandes instances artistiques, Lhote sut cependant rallier à son message de nombreux étudiants, espagnols et sud-américains pour la plupart, qui érigèrent leur maître en chantre de la modernité dans leurs pays tandis que la France demeurait sourde à ses théories. Autant que laisser une empreinte dans l’art de son époque, il souhaita marquer de sa plume l’histoire de l’art et vit en sa propre vision de la modernité un moyen d’y parvenir.

La composition
Un cubisme respectueux des formes
André Lhote a toujours placé des éléments iconiques visant à atténuer l’austérité des lignes de fuite.
Ici, le petit chien apporte un mouvement de courbes contrastant avec la géométrie des corps féminins ; la perpendiculaire des escaliers et l’austérité des balustres visent à distinguer l’aspect narratif du premier plan du traitement plus analytique du fond.
Les quelques feuilles masquant les jambes du couple sur la droite, elles-mêmes n’ayant pour objectif que d’asseoir l’équilibre de la toile, ne sont pas indispensables à la narration.
Tous ces éléments tendent à conférer à la toile une conception du cubisme sensible empreint de poésie et de sensualité que prônait le théoricien dans ses œuvres et dans ses écrits.

Les protagonistes
Jeunes filles de mauvaises vies
Si l’on retrouve dans cette toile manifeste les éléments habituels des paysages de Lhote (le coin de ciel bleu dominant le port bordelais), le paysage n’est que l’écrin servant à mettre en évidence les trois jeunes femmes.
Clin d’œil avéré aux Demoiselles d’Avignon de Picasso peint cinq ans plus tôt la toile revendique monumentalité des figures et robustesse des corps. Les demoiselles de Picasso comme celles de Lhote sont toutes des jeunes filles de « mauvaise vie ». La version première de la toile de Picasso comportait également un marin, symbole d’une certaine évasion.
Le groupe de femmes n’est pas non plus sans évoquer Les Baigneuses de Cézanne, dont Lhote a pu observer maintes fois la version que le peintre aixois fit en 1894. Une autre référence semble évidente, celle des Nus de Georges Braque, dont la décomposition des corps, plus poussée chez le maître cubiste, peut être à l’origine du « facettage » ici employé par Lhote.

La perspective
Le fameux nombre d’or
Dans une lettre du 13 décembre 1912 à son ami et grand collectionneur Gabriel Frizeau, André Lhote, affairé à la toile, mentionne que la composition n’a « rien d’un jeu : une nécessité ».
Derrière l’aspect narratif de la scène –  un officier de marine prenant du « bon temps » pendant une escale dans le port de Bordeaux –, les plans se succèdent selon les proportions du fameux nombre d’or. L’artifice figuratif n’est qu’une fantaisie visant à adoucir la composition très figée. Cherchant à imposer une cohérence entre l’œuvre et l’architecture de son environnement, André Lhote procède à une hiérarchie des plans, « subordonnant certains éléments à d’autres, mais n’en sacrifiant aucun ».
Jacques Rivière, intellectuel bordelais, indique dans la préface du catalogue d’exposition de 1920 « représenter plastiquement la profondeur, aller chercher les fonds, les relier de manière à la fois claire et expressive au sujet principal. L’Escale est une des meilleures réussites de l’artiste dans cette recherche de l’architecture intégrale du tableau. »

Zone d’orthodoxie cubiste
L’ambiguïté du peintre
Si Lhote récuse le cubisme analytique et fustige les artistes excluant de leurs toiles toutes connotations familières, le second plan est pourtant l’exacte interprétation du cubisme tel que l’encourageaient ses contemporains.
Les représentations du port de Bordeaux dans l’œuvre de Lhote sont nombreuses. Elles permettent dans de nombreux cas de prouver son aptitude à synthétiser les formes. Au-delà de la balustrade, les éléments ont perdu tout sens figuratif.
Le pont, les voiles, les mâts et cheminées occupent tout l’espace et ne laissent plus aucune respiration comme c’était le cas au premier plan. Le découpage de la toile est une synthèse de l’ambiguïté de Lhote, le premier plan obéit à un traitement sensible, et donc figuratif, et le travail de géométrie au-delà vise à l’inscrire dans la modernité.

Informations pratiques « André Lhote (1885-1962). Les langages de la modernité », jusqu’au 3 septembre 2007. Commissariat”‰: Françoise Garcia. Galerie des Beaux-Arts, place du Colonel-Raynal, Bordeaux (33). Ouvert tous les jours de 11 h à 18 h sauf le mardi. Tarifs”‰: 5 € et 2,50 €, tél. 05”‰56”‰10”‰20”‰56.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°591 du 1 mai 2007, avec le titre suivant : André Lhote en dissidence

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