PARIS
En France, pays où le médium est sans doute le plus diffusé, l’engouement pour la photographie ne faiblit pas.
Il est par conséquent parfois difficile, dans la masse de production, d’expositions et de livres de dégager les nouveautés. Pourtant, la question mérite d’être posée : quelles sont les tendances de la création actuelle ? Le choix de Paris Photo de prendre cette année les artistes émergents pour thème de sa section Curiosa apporte, à sa manière, une première réponse, comme le salon « a ppr oc he », créé il y a trois ans et dédié à l’expérimentation du médium photographique. De son côté, L’Œil a identifié dix tendances qui, si elles ne sont pas toujours inédites dans l’histoire de la photographie, sont suffisamment importantes pour être remarquées aujourd’hui, voire pour faire école, telle la question de la matérialité de l’image ou l’engouement pour les techniques « primitives », autrement dit anciennes, de la photographie.
L’archive intègre autant les dispositifs de création que de présentation des documents dans les festivals et les musées. Si l’intérêt des artistes pour le document d’archive date de quelques années déjà, il n’en revêt pas moins des stratégies narratives de plus en plus variées. Les photographies récupérées dans la presse, celles issues de la police ou des albums de famille révèlent ainsi, dans les séries d’Agnès Geoffray, la violence ou la tension des situations, tout en redonnant vie à ses protagonistes. La constitution d’une archive du présent irrigue par ailleurs d’autres démarches, à l’instar du travail de Susan Meiselas pour l’Amérique centrale et de Mathieu Pernot pour les Roms. La photographie vernaculaire – ou photo amateur – forme de son côté un corpus d’explorations et d’expositions comme celles en cours au Centre Pompidou sur la collection du réalisateur Sébastien Lifshitz.
Les potentiels graphiques et plastiques du daguerréotype, de la gomme bichromatée, du cyanotype et du cibachrome séduisent plus que jamais. Le retour en force des techniques anciennes de tirage et de prise de vue s’inscrit dans un mouvement de recherches formelles sur les relations entre la lumière et les réactions photochimiques. Dans leur appropriation et réinterprétation des procédés anciens, les travaux de Patrick Bailly-Maître-Grand (1945) ou de Sally Mann (1951) font référence en la matière. Plus récents, ceux de Laurent Millet, d’Isabelle Le Minh et de Mustapha Azeroual, comme ceux de Juliette Agnel, d’Anaïs Boudot et de Laure Tiberghien, pour la toute jeune génération de photographes, expriment d’autres créations issues d’expérimentations singulières. La série Midi 2017-2018 de Marie Clerel est ainsi née de l’exposition, chaque jour à midi entre le 1er septembre 2017 et fin 2018, d’une feuille de papier photosensible aux UV. L’ensemble de ces cyanotypes sans contact forme, au final, un calendrier météorologique poétique, trace des évolutions du temps. Les photogrammes de l’Américaine Liz Nielsen (1975) naissent aussi dans la chambre noire, mais, dans ce cas, l’assemblage de formes géométriques transparentes ou opaques que la photographe dispose sur du papier photo couleur ultrabrillant se révèle dans des couleurs vives avec des contours tranchés ou dégradés.
Elle est la résultante des expérimentations faites sur la matérialité/dématérialité de la photographie par de nombreux artistes, qu’ils se revendiquent photographes ou plasticiens, de James Welling à Wolfgang Tillmans en passant par la jeune Laure Tiberghien dont les monochromes, ou miroitements colorés sont obtenus par procédés sans appareil photo. Véronique Souben, directrice du Frac Rouen, note parmi les tendances actuelles un courant plus high-tech, « relevant soit de la distorsion de jpeg, soit de la compression digitale portée par des photographes majeurs comme Thomas Struth, Stan Douglas ou Paul Graham ». Les compositions de l’Allemand Adrien Sauer (Klemm’s Berlin) convoquent de leur côté des constructions hybrides réunissant des traitements analogiques et numériques de l’image.
La tendance s’affirme surtout du côté d’artistes post-conceptuels anglo-saxons tels que Kelley Walker ou Seth Price, dont les structures tridimensionnelles produites à partir d’images en deux dimensions connaissent d’autres développements. Les photographies de Letha Wilson de végétaux ou de roches se font sculptures après avoir subi pliages, lacérations et découpages, et après avoir été recouvertes ou coulées dans du ciment ou associées à de l’acier ou du bronze. « L’intervention sculpturale tente de compenser l’impossibilité de la photographie à cerner le site physique qu’il représente », dit l’artiste. L’accumulation de couches d’images chez Kate Steciw aboutit à des objets organiques tout aussi troublants dans leur évocation du corps. Les morceaux de chairs ou de matières organiques indéfinis de Rachel de Joode provoquent d’autres troubles. Eux aussi naissent de photographies ou d’images récupérées assemblées pour former un matériau de base façonné de telle manière à devenir un autre médium, objet ou sculpture autonome dont le déploiement dans l’espace de la galerie s’appuie sur des installations différentes d’un lieu à un autre.
L’attention particulière et grandissante portée aux dispositifs de présentation voit l’image investir l’espace public, mais aussi l’espace du musée, de la galerie, du centre d’art, au-delà de son exposition traditionnelle. La photographie sort de son cadre, du passe-partout et de la marie-louise. Elle s’épingle, se colle au mur. L’accrochage n’obéit plus forcément à un alignement parfaitement rythmé ni à un seul format. L’appropriation par les photographes des codes de l’art contemporain avait vu émerger puis s’imposer le grand format, elle s’incarne désormais aussi dans de vastes installations immersives pouvant intégrer son(s), vidéo(s), film(s), texte(s), voire objet(s) et sculpture(s). Roger Ballen, actuellement à la Halle Saint-Pierre, à Paris, et bientôt à La Centrale, à Bruxelles, incarne cette tendance. « Il s’agit davantage de rendre compte de la vie propre à une création ou de la complexité du sujet traité que d’élever l’image en tant que telle en œuvre d’art », souligne Karolina Lewandowska, conservatrice au Cabinet de la photographie du Centre Pompidou.
Le passage de l’image fixe à l’image en mouvement va de soi. Le film, la vidéo complètent un projet photographique. Plus généralement, l’époque est au décloisonnement des disciplines et des genres. On choisit le médium en fonction de ce que l’on veut exprimer. Leur conjugaison et leurs interactions s’incarnent dans des expositions aux allures d’installations. Une mouvance qu’incarnent des artistes comme Mohamed Bourouissa, David Claerbout, Taryn Simon ou Joana Hadjithomas & Khalil Joreige.
« Le rapport littéraire et narratif à l’image est une spécificité française, ne serait-ce que parce que les théoriciens de la photographie viennent de la littérature. Il détermine même une école française de la photographie », note Héloïse Conésa, conservatrice du patrimoine, en charge de la photographie contemporaine à la Bibliothèque nationale de France. Cette école en plein développement connaît diverses ramifications de la figure du photographe écrivain (Marc Blanchet, Jean-Philippe Toussaint) à l’imprégnation de l’univers d’un écrivain, d’une lecture et/ou de la puissance d’une écriture. La lecture de Pierre Michon et de de Bernard Noël chez Anne-Lise Broyer a donné pour chacun d’eux un livre distinct dont le dernier Journal de l’œil, Les Globes oculaires s’inscrit dans les pas de Georges Bataille. La réalisation « d’images pensives plutôt que pensées » sont au cœur du travail d’Anne-Lise Broyer, approche que l’on retrouve dans le récit de la photographe Flore sur Marguerite Duras ou lorsque Marguerite Bornhauser fait référence au livre de Dashiell Hammett, Red Harvest. Certains auteurs de cette veine revendiquent leur appartenance à une communauté d’auteurs. En 2015, l’exposition et l’édition de Being Beauteous (Filigranes) regroupant Amaury da Cunha, Marie Maurel de Maillé, Nicolas Comment et Anne-Lise Broyer s’en réclamaient. D’autres inscrivent leurs travaux dans des relectures d’odyssées. La réinterprétation de Vasantha Yogananthan du Râmâyana se déploie ainsi en sept volumes, dont cinq déjà parus chez Chose Commune, maison d’édition créée par le photographe et sa compagne Cécile Poimbœuf-Koizumi – le développement de l’autoédition révélant la place prépondérante du livre dans la création.
La photographie documentaire n’a pas perdu son souffle. Au contraire, l’époque est à l’affirmation du genre et à la diversification, voire à la complexification tant des écritures que de la monstration. Les tempos s’allongent. Les enquêtes à charge sur les chaos du monde de Philippe Chancel, sur Monsanto de Mathieu Asselin ou sur les paradis fiscaux de Paolo Woods et Gabriele Galimberti s’inscrivent sur des durées de dix à quinze ans d’enquête. Leur restitution donne par ailleurs lieu à de vastes installations inédites ou à des livres extrêmement documentés. Les investigations et les immersions de Bruno Serralongue, Samuel Gratacap ou Emeric Lhuisset dans les zones de transit, de rétention notamment, n’hésitent plus à revendiquer une dimension métaphorique et artistique dans la manière de filmer comme dans l’habillage sonore. La forme dramaturgique et paroxystique choisie par Alex Majoli pour traiter de l’actualité naît, quant à elle, d’un mode opératoire spécifique sur le terrain totalement inédit. L’association photographe/historien, sociologue, géographe ou anthropologue devient également une pratique récurrente chez des auteurs comme Mathieu Pernot. Le travail de Tommaso Protti sur la forêt amazonienne, lauréat du prix Carmignac 2019, s’accompagne pour sa part de cautions scientifiques via la constitution d’une équipe de spécialistes, avec la constitution chargés de vérifier les informations rapportées par le photographe, informations indissociables du reportage et transmises d’ailleurs lors de sa diffusion dans la presse ou dans le cadre d’un festival.
De tout temps, la science a suscité l’intérêt des photographes, d’Anna Atkins à William Henry Fox Talbot ou Étienne-Jules Marey, pour ne parler que du XIXe siècle. La période contemporaine connaît un renouveau du genre. En 2012, la série Soleils noirs d’Yves Trémorin transporte dans une observation des insectes digne d’un univers de science-fiction. Les électronogrammes produits ont été réalisés dans la chambre d’un microscope électronique de l’IUT de Bourges grâce à un partenariat entre le département mesures physiques de cet établissement et l’École nationale supérieure de la ville. Les images de galaxies, de constellations et de nébuleuses du photographe scientifique David Malin, attaché un temps à l’observatoire astronomique anglo-australien de Nouvelle-Galles du Sud, ont pour leur part radicalement changé la perception de l’univers mais aussi fait basculer leur auteur dans le milieu de l’art. David Malin est représenté par la Galerie Karsten Greve. L’intérêt pour les recherches liées à la physique, aux mathématiques, à l’astrophysique et à la biologie va grandissant auprès de photographes aussi différents que Raphaël Dallaporta, Matthieu Gafsou et le Japonais Masamichi Kagaya, dont les derniers travaux ont été réalisés avec la complicité de scientifiques. À l’inverse, des départements de sciences commencent à créer des résidences d’artistes. C’est le cas de l’université de Strasbourg qui a invité Arno Gisinger à explorer ses archives sismologiques, exploration qui fait actuellement l’objet de deux expositions distinctes en Alsace. À Toulouse, la résidence 1+2 elle-même a évolué vers l’association d’un photographe et d’un scientifique.
L’état de la planète mobilise. Les dénonciations des interventions de l’homme comme les hommages à la nature se multiplient à travers diverses écritures photographiques. Aux approches grandiloquentes de Yann Arthus-Bertrand, Sebastião Salgado et d’Edward Burtynsky, alliant esthétique et puissance, Philippe Chancel oppose dans Datazone une vision sobre, déterministe traitée dans la veine du documentaire classique. Sandra Mehl développe, au contraire, un récit plus intimiste sur les conséquences de la montée des eaux et de l’exploitation pétrolière en Louisiane. D’autres auteurs substituent à l’approche documentaire classique un processus artistique spécifique. Benoît Jeannet recrée ainsi des fragments de paysages dans son studio, Roberto Huarcaya utilise le photogramme quand il séjourne dans la forêt amazonienne, tandis que Douglas Mandry réinterprète et recolorie ses propres photos de sites archéologiques ou de paysages. L’approche de la forêt de Miguel Rothschild aboutit, quant à elle, à de vastes installations immersives. Polymorphe et polyphonique s’avère pour sa part le travail du Suisse Yann Mingard sur les impacts du changement climatique, en particulier quand il combine images prises par une webcam et peintures historiques.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
10 tendances de la photographie contemporaine
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°728 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : 10 tendances de la photographie contemporaine