De la critique comme protestation et comme résistance

Par Philippe Dagen · L'ŒIL

Le 1 décembre 2004 - 2638 mots

La critique d’art du XXe siècle apparaît, sous un mot à la définition incertaine, multiple. Critique des journalistes, des écrivains, des théoriciens mais aussi critique polémique, engagée et résistante.

L’histoire de la critique au XXe siècle commence mal : par une de ces incompréhensions qui fondent les mouvements et discréditent les censeurs. En 1905, au Salon d’automne, quelques jeunes peintres se trouvent réunis sous le signe de la couleur pure. Il y a là Matisse, Derain, Vlaminck. Les insultes sont immédiates et banales : peintures de fous ou d’enfants. « On a groupé là les plus abracadabrantes productions des brosses en délire. Je dis des brosses ! Est-ce bien avec une brosse que peignent MM. Derain, Manguin, Matisse, et j’en passe ? N’est-ce pas plutôt avec une pelle, un bâton, ou tout autre objet domestique qu’il vous plaira ? Vraiment cela est ahurissant, et je retiens certaine effigie de dame en vert, nez vert, joues vertes, comme la plus verte atteinte au goût et au bon sens que je sache… » Ainsi naît le fauvisme : d’une plaisanterie mal intentionnée, tout comme l’impressionnisme et le cubisme, mouvements qui doivent eux aussi leurs noms à un calembour.

Les phrases que l’on a citées sont d’Henri Fauche, dans le journal bonapartiste Le Petit Caporal. On en trouve de comparables dans le Journal de Rouen ou La liberté, quotidiens parisiens ou provinciaux. Mais des articles d’une tout autre subtilité paraissent dans d’autres quotidiens – le Gil Blas où écrit Louis Vauxcelles, Le Journal qui publie Gustave Geffroy – et dans des revues : le Mercure de France de Charles Morice est du nombre. Mais aussi la Gazette des Beaux-Arts qui, cette année-là, a confié la critique du Salon d’automne à un écrivain, André Gide. La Vie parisienne l’a offerte à un poète, Paul-Jean Toulet. Et L’Ermitage à un peintre, Maurice Denis.

Aucun d’eux ne tombe dans l’imprécation. Toulet, le plus distant, trouve la salle VII « criarde » sans doute, mais aussi « curieuse » et ne se prononce pas. Si Gide attaque Matisse, c’est au nom d’une esthétique. Il voit dans le fauvisme « un produit de théories ». « Tout peut s’y déduire, expliquer ; l’intuition n’y a que faire. » Matisse, plus tard, a affirmé l’inverse, sans convaincre du reste nécessairement. Mais là n’est pas le problème : Gide ne se moque, ni ne méprise ; il analyse ; il croit reconnaître à l’œuvre « la raison raisonneuse » qu’il refuse. C’est placer le débat à une certaine hauteur.

Critique d’exposition et combat esthétique
Cette description de la réception de la première manifestation fauve contient bien des éléments caractéristiques de la critique en France dans la première moitié du XXe siècle. Sous un mot à la définition incertaine, se trouvent confondues des pratiques qui ont peu en commun. Au risque de simplifier, on peut distinguer la critique des journalistes, celle des écrivains et celle des théoriciens. En 1905, un journaliste, c’est Fauche ; un écrivain, Gide ; un théoricien, Denis. Par journaliste, on entend le salarié d’un quotidien d’information, de la capitale ou de province, dans lequel les questions artistiques occupent la place que la rédaction en chef veut bien leur concéder – un rédacteur qui n’est pas à tout coup véritablement spécialiste de tels sujets. L’écrivain doit à ses livres la notoriété qui lui vaut d’être invité à collaborer à un journal ou une revue. Le théoricien affirme des principes, énonce des systèmes et les justifie – il peut être lui-même artiste, mais pas nécessairement. La revue est son lieu habituel d’expression, avec ce que cela suppose de fragilité et d’engagement à la fois.

Un deuxième classement, déduit de celui-ci, associerait type d’auteur, type de support et type d’opinion. Il serait tentant de supposer que le journaliste de quotidien est presque condamné à l’incompréhension et aux erreurs par son absence de connaissances : mais les commentaires généreux et attentifs de Vauxcelles et Geffroy dans des quotidiens démontrent qu’il n’en est rien alors que Morice, si réputé soit le Mercure de France, n’a pas fait preuve d’un grand discernement face au cubisme. Quand il arrive que le critique d’un journal du matin, L’Intransigeant ou Paris-Journal, se nomme Guillaume Apollinaire ou André Salmon, la situation est paradoxale : les poètes de l’avant-garde la plus expérimentale écrivent dans la grande presse pour des lecteurs que leurs thèses peuvent déconcerter ou exaspérer. Et que dire quand, au début des années 1920, l’hebdomadaire Comoedia joue un rôle dans l’histoire de Dada ? Il s’ouvre à Francis Picabia plus tôt et plus largement que bien des revues, y compris la glorieuse Nouvelle Revue française, dont le critique d’art attitré est alors le peintre André Lhote, doctrinaire d’un modernisme tempéré aussi anodin que sa peinture. Quant aux revues les plus expérimentales de cette période, Nord-Sud, Littérature, La Révolution surréaliste, leurs collaborateurs pratiquent moins la critique d’exposition que le combat esthétique – pour le cubisme, Dada ou le surréalisme – un combat dans lequel la poésie et la philosophie sont autant engagées que la peinture ou la sculpture. C’est dire que ni la tolérance, ni la complaisance n’y sont de mise et que le ton polémique y est habituel.

Il est donc prudent de ne pas prétendre établir des classements et des déterminismes trop rigides. La réflexion sur l’art s’écrit et se publie partout où cela est possible. Elle est le fait de professionnels et de dilettantes, de connaisseurs et de militants, d’auteurs célèbres et de débutants inconnus. Les forts tirages ou la confidentialité peuvent être son lot selon les circonstances. L’essentiel, si l’on songe à une comparaison avec la situation actuelle, est dans sa vigueur et sa liberté, vertus inséparables.

La vigueur de ton est en effet ce qui surprend immédiatement. On a cité les insultes qui accablent les fauves en 1905. Apollinaire, qui pourtant s’interdit d’ordinaire le ton satirique, rend compte en ces termes des projets décoratifs de Cormon au Petit Palais : « L’ensemble est extrêmement trouble et sans accent », « salade peu appétissante », « monotone et vague ». Or Cormon, en 1912, est une puissance officielle et l’article paraît dans L’Intransigeant. Vlaminck, Van Dongen et d’autres sont victimes d’éreintements aussi durs et brefs. Quant aux académiques, Apollinaire les assassine avec autant de plaisir qu’avant lui Huysmans ou Fénéon : « M. Deyrole nous montre un pâtre qui a l’air de bien s’ennuyer parmi ses brebis », « les éternelles fillettes au bain de M. Paul Chabas ont été tremper cette année leurs charmes dans le lac d’Annecy ». On composerait vite une anthologie de ces rosseries lancées avec désinvolture sans que les directeurs de L’Intransigeant et de Paris-Journal s’y opposent.

Apollinaire, critique d’avant-garde
Ils ne s’opposent pas plus aux articles dans lesquels Apollinaire défend : car, s’il fait place nette de certaines réputations et situations assises, c’est pour affirmer la confiance qu’il place dans des artistes, plus jeunes, plus difficiles. On pourrait récapituler la chronique des efforts qu’il accomplit en faveur de Picasso et de Braque, au point d’apparaître désormais comme le premier critique du cubisme. Cette générosité se manifeste un peu plus tard en faveur de Delaunay. Ainsi de L’Équipe de Cardiff montrée au Salon des indépendants de 1913 : « toile très moderne […] chaque ton appelle et laisse s’illuminer toutes les autres couleurs du prisme. C’est la simultanéité. Peinture suggestive qui agit sur nous à la façon de la nature et de la poésie. La lumière est ici dans toute sa vérité. » Ainsi des sculptures d’Archipenko révélées au même salon en mars 1914 : « C’est un effort très grand pour sortir du convenu en sculpture. Libre à ceux de mes confrères qui sont si certains de connaître la vérité esthétique de ne point mentionner une chose aussi surprenante, exécutée d’une façon si aisée et si gracieuse, je suis heureux de dire tout le plaisir que m’a causé la vue d’une œuvre aussi délicate. » On ne saurait donner exemple plus complet de la critique agissante : confession d’un plaisir personnel exprimé comme tel et justifié de façon à ce que le lecteur, s’il n’est convaincu, soit du moins assez intrigué pour aller voir par lui-même. Cet art de l’éveil, Apollinaire le pratique jusqu’à ses ultimes textes. Le 1er août 1914 encore, il invite dans Paris-Journal à s’intéresser à Picabia, Duchamp, De Chirico, Léger, Metzinger et Gleizes, « esprits ornés, doués de talents ».

Que Les Pas perdus, premier recueil critique d’André Breton, compte parmi ses textes une étude sur
Apollinaire en forme d’hommage est donc dans l’ordre des choses. Apollinaire incarne en effet le critique d’avant-garde, figure majeure de la première moitié du xxe siècle : un écrivain ami des artistes aussi entier dans l’éloge de ce qu’il aime que féroce dans l’humiliation de ce qu’il refuse. Breton relève le gant à la mort d’Apollinaire. Férocité : « Matisse et Derain sont de ces vieux lions décourageants et découragés. De la forêt et du désert, ils sont passés à cette arène minuscule : la reconnaissance, pour ceux qui les matent et les font vivre […] Ainsi donc, ces hommes ne se relèveront jamais ? » Ou, dans la même livraison de La Révolution surréaliste : « Qu’un Utrillo “se vende” encore ou déjà, que Chagall arrive ou non à se faire passer pour surréaliste, c’est affaire de ces messieurs les employés de l’Épicerie. » Éloge : « Dieu merci, notre époque est moins avilie qu’on veut le dire : Picabia, Duchamp, Picasso nous restent. » Ou, à propos de Picabia : « C’est au prix d’un renouvellement constant, qui porte notamment sur les moyens, qu’un artiste peut éviter de devenir le prisonnier d’un genre qu’il a ou non créé lui-même. » Ernst, Miró, Tanguy, Matta : autant d’artistes auxquels Breton prête attention très vite, leur faisant confiance comme Apollinaire l’a fait pour les cubistes. Cette confiance va de pair avec la proximité : visites d’ateliers, rencontres, correspondances, préfaces. Dès 1921, Breton écrit : « Nous n’hésitons pas à voir en Max Ernst l’homme de ces possibilités infinies. » Or, en 1921, il faut plus que du courage pour se risquer ainsi à découvert, seul.

Il faut s’arrêter sur ces différentes activités, auxquelles se consacrent, en même temps que Breton, ses amis surréalistes – tels Philippe Soupault, Benjamin Péret, Paul Eluard et Georges Ribemont-Dessaignes. La critique, telle que le surréalisme la redéfinit, ne se borne plus à l’écriture et la publication de chroniques dans la presse ou des revues comme au temps de Mirbeau. Là encore, le modèle d’Apollinaire est décisif : la publication ne peut plus se séparer de la fréquentation régulière et intime des artistes et de collaborations qui ne relèvent pas des supports habituels. Il peut s’agir, dans un sens, de préfaces, de conférences, d’ouvrages entiers ; et, dans l’autre sens, de gravures dans des volumes ou de portraits. Le dispositif avant-gardiste, parvenu à son plus haut point de cohérence et d’efficacité, fait de l’écrivain – prosateur ou poète – un porte-parole, un défenseur, un intermédiaire parfois. Et quelquefois celui qui parle aux marchands ou négocie avec eux, ce que Breton ose souvent, allant jusqu’à fonder et diriger des galeries – la Galerie surréaliste, puis L’Étoile scellée après la Libération – pour y monter, parfois avec l’aide de Duchamp, les expositions que les « professionnels » craignent de présenter chez eux. Avant lui, seul Félix Fénéon a osé tenir tant de fonctions simultanément ou alternativement, critique cruel des Salons, théoricien rigoureux du néo-impressionnisme, éminence grise d’une galerie et grand collectionneur lui-même.

Une critique militante et activiste
Entre les artistes et leurs critiques, s’instaure un rapport de plus en plus serré et complet. Serré du point de vue de la théorie dans la mesure où les deux manifestes du surréalisme valent autant pour les activités plastiques que pour les littéraires, pour la peinture que pour la poésie : les différents arts s’éclairent mutuellement, comme si le rêve de leur union pouvait enfin se réaliser, n’en excluant aucun – ni même les plus récents, la photographie de Man Ray et le cinéma de Luis Buñuel. Et serré du point de vue de la pratique, dans la mesure où le critique est aussi celui qui organise des expositions et aide les artistes dans le plus matériel de leurs vies.

Cette conception militante et activiste, dont Breton et le groupe surréaliste sont les adeptes les plus énergiques, n’est pas leur seul fait. Tout au long de l’entre-deux-guerres, Carl Einstein la met au service des cubistes et de peintres tels que Klee. Lié d’amitié avec Daniel-Henry Kahnweiler, auteur de plusieurs monographies ou traités plus généraux sur l’art contemporain, animateur avec Georges Bataille et Michel Leiris de la revue Documents, Einstein a d’abord été l’une des figures de l’expressionnisme littéraire et l’auteur de Bebuquin ou les dilettantes du miracle avant de devenir un critique combattant. Ses articles sont innombrables, dispersés dans des revues allemandes et françaises, et plusieurs de ses livres de grande importance : Negerplastik en 1915, Die Kunst des 20 Jahrhunderts en 1926, des essais sur De Chirico en 1930 et Braque en 1934 sont autant de points de repère dans l’œuvre de celui qui prend aussi fait et cause pour Gris et Miró. Dans son cas, comme dans celui de Breton, l’idée de la révolution dans les arts va de pair avec celle de la révolution politique et sociale, au nom de laquelle Einstein combat durant la guerre d’Espagne avec les anarchistes de Durruti.

Ce dernier point est loin d’être anedotique : la nouvelle définition de la critique ne se comprend pas sans quelques considérations sur la situation de la presse et des arts au XXe siècle dans les sociétés occidentales. Sommairement résumée, la thèse est celle-ci : à mesure que se crée un monde nouveau – celui de modes de consommation et de distraction de plus en plus unifiés, le monde des masses, des grands spectacles et de l’industrialisation des images, le monde que Walter Benjamin a été l’un des premiers à analyser dans les années 1930 –, les artistes vivants demeurés indépendants perdent en audience et en visibilité ou, pour les mieux traités d’entre eux, sont absorbés par la « culture », concept global et lénifiant. Un poète ou un peintre ne peuvent résister à la concurrence du cinéma de divertissement, pour ne rien dire de la télévision. Ils se trouvent relégués aux marges d’un système de la communication généralisée – en attendant d’être mondialisée – , système économique qui mesure ses performances en termes de rentabilité et de publicité. Le critique, au sens que Breton a donné au mot, est celui qui s’efforce de lutter contre cette logique écrasante. On a vu que ce dernier s’y est employé de toutes les manières possibles.

On en dirait autant, dans un genre tout autre, plus diplomate en apparence et plus « établi », de Jean Paulhan qui, après 1945, a su mettre la puissance de la NRF et de Gallimard au service de causes aussi mineures en apparence que la reconnaissance de l’art brut selon Dubuffet, les travaux de Chaissac et les expériences abstraites de Fautrier : il écrit pour eux, il convainc des galeristes, il fait venir des amis collectionneurs, il achète pour son compte. Et, comme pour suggérer discrètement au nom de quelle cohérence il agit, il consacre en 1943 un volume à F.F. ou la critique. F. F., c’est Félix Fénéon. « Ainsi chacun de nous demeure esclave des préjugés de son temps ; il perd son temps à les réfuter quand il ne les partage pas. Fénéon, critique et parfait critique avait des raisons particulières de protester », écrit Paulhan. Au XXe siècle, le critique a en effet des « raisons particulières de protester » contre l’ordre du monde. Pour poursuivre cette lutte sans espoir, il n’a que des artistes pour alliés. À défaut de vaincre, du moins peuvent-ils résister, ensemble.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : De la critique comme protestation et comme résistance

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