ZURICH / SUISSE
La Ville de Zurich a rendu au public le Pavillon Le Corbusier, une « habitation » accueillant des expositions reprenant les grands principes de l’architecte moderniste.
Pour peu, on passerait à côté sans le voir. Du moins, si l’on arrive à pied depuis le centre-ville de Zurich en longeant la rive est du lac, tant il est masqué par une imposante bâtisse néoclassique, la Villa Egli. Planté au milieu d’un splendide parc, le Pavillon Le Corbusier, qui a rouvert le 11 mai 2019, détonne pourtant. D’abord, dans un environnement où les constructions originelles sont en pierre, l’édifice imaginé par l’architecte franco-suisse est fait de verre et de métal. Ensuite, alors que la discrétion est, ici, de mise, lui se pare de couleurs bariolées. Enfin, dans l’ordonnancement orthogonal du quartier, son auteur, pour offrir une vue imprenable vers le lac, s’est permis l’impensable : faire pivoter le pavillon à 45°. « Le Corbusier reprend ici à son compte les propos sur l’art grec de l’ingénieur et historien Auguste Choisy et, en particulier, ceux sur l’Acropole d’Athènes où le Parthénon n’est, à dessein, pas positionné dans une symétrie parfaite avec les édifices alentour », explique Christian Brändle, directeur du Museum für Gestaltung de Zurich, l’institution qui gère dorénavant le lieu. Bref, au pays de la rectitude, l’ultime bâtiment pensé par Le Corbusier est d’une agréable impertinence.
Tout projet débute par une rencontre. Celle-ci a lieu, en 1957, dans une exposition sur Le Corbusier concoctée par la Kunsthalle de Zurich à l’occasion du 70e anniversaire de l’architecte. Une jeune galeriste passionnée d’art et de design, Heidi Weber, tombe en émoi devant cette production hétéroclite. Elle qui, dans son espace baptisé Mezzanin, exhibe déjà des pièces de grands designers, tels Charles Eames ou George Nelson, veut absolument y montrer le travail de « Corbu ». Impressionnée, elle ira même jusqu’à échanger avec un voisin graphiste sa propre voiture, une Fiat Topolino, contre un… collage du maître, intitulé Femme et coquillage. Ce sera la première œuvre de sa collection signée Le Corbusier. En août 1958, elle décide d’aller rencontrer l’homme en vacances dans son cabanon de Roquebrune-Cap-Martin. « Appelez-moi à Paris à partir du 1er septembre, je serai à nouveau accessible », lui lance-t-il. Heidi Weber l’appelle le jour dit et rendez-vous est pris dès le lendemain. Le courant passe. Dès la fin de l’année, Heidi Weber adapte pour une production en série quatre sièges dessinés par Le Corbusier trente ans auparavant, dont le Fauteuil grand confort ou la fameuse Chaise longue. Elle les expose ainsi que des esquisses. Jusqu’en 1964, elle exhibe une large palette de sa production – peinture, tapisserie, dessin, sculpture, meuble… –, édite ses livres et obtient un contrat exclusif pour vendre ses œuvres.
En avril 1960, en partance pour Chandigarh, en Inde, Le Corbusier fait un stop en Suisse et Heidi Weber en profite pour l’emmener marcher au bord du lac, dans le Zürichhorn Park, l’un des plus beaux lieux de la ville, lui proposant d’y ériger un musée. Les premières esquisses arrivent en décembre 1961. Nom de code : Maison de l’homme. On y retrouve les principales marottes du maître d’œuvre moderniste : rampe, toit-terrasse, préfabrication, « promenade architecturale », système du Modulor et sa mesure fétiche de 2,26 m (la taille d’un homme le bras levé), principes de division de l’espace… ainsi qu’une étonnante couverture composée de deux volumes négatif-positif formant parasol. Le tout en béton brut.
Jeune trentenaire, mais déjà femme à poigne, Heidi Weber tique sur le matériau : « Pour moi, le métal représentait le nouveau, la modernité. Je pensais que le béton appartenait au passé. » Trois mois plus tard apparaît une nouvelle version de verre et d’acier, celle qui verra le jour. Outre une salle d’exposition, le programme comprenait à l’origine un espace d’habitation avec cuisine et salle à manger au rez-de-chaussée, chambres et salle de bains à l’étage. Cette partie domestique disparaîtra, au final, pour ne laisser place qu’à un unique lieu d’exposition. En 1964, la Ville de Zurich octroie à Heidi Weber une parcelle pour une durée de 50 ans et le chantier débute. Interrompu par le décès de Le Corbusier, en août 1965, il ne reprendra que l’année suivante grâce à deux de ses fidèles collaborateurs, Alain Tavès et Robert Rebutato, qui le mèneront à son terme. L’inauguration a lieu le 15 juillet 1967.
En 2014, l’édifice est retombé dans l’escarcelle de la Ville de Zurich. Entre octobre 2017 et février 2019, les architectes suisses Silvio Schmed et Arthur Rüegg y mènent des travaux de restauration « assez exemplaires », selon ce dernier. Pour Rüegg, spécialiste de l’œuvre corbuséenne, « la restauration fut méticuleuse et d’une incroyable précision : il nous a fallu ainsi satisfaire à de grandes problématiques comme rendre le bâtiment étanche, notamment les huisseries des façades et un sous-sol très humide, ou rénover la structure et les matériaux d’un lieu qui n’était plus chauffé depuis 1982, souligne-t-il. Nous avons également eu la chance d’être autorisés à restaurer ce lieu destiné à recevoir du public selon les normes en vigueur lors du permis de construire originel et non selon la réglementation actuelle, ce qui l’aurait complètement dénaturé. » Coût de la restauration : 5 millions de francs suisses.
Exposition : dans la tête de Le Corbusier
Architecte, urbaniste et théoricien, Le Corbusier (1887-1965) a investi moult facettes de la création, tels la peinture, la sculpture, le dessin, la tapisserie ou le mobilier. Déployée du sous-sol au deuxième étage du bâtiment, l’exposition inaugurale, intitulée « Mon univers », réunit objets – coquillages, céramiques des Balkans, pièces de verre industrielles…, lesquels ont influencé ses pratiques artistiques –, photographies, moulages et peintures, dont beaucoup d’originaux, ainsi que des extraits de films. « Le Corbusier a, sa vie durant, été animé par le désir d’une synthèse des arts ; il a réuni et construit des assemblages d’objets issus de l’art, du folklore, de l’industrie et de la nature, observe Christian Brändle. Il est assez étonnant de voir comment, au fur et à mesure, les objets de sa collection privée, rapportés notamment de ses promenades dans la nature, deviennent une source d’inspiration pour son architecture. Ainsi en est-il de cette carapace de crabe qui a sans doute été une référence pour l’élaboration de la toiture de l’église de Ronchamp. » Dans l’espace en double hauteur a même été reconstituée la légendaire installation les « Arts dits primitifs dans la maison d’aujourd’hui », dressée, en 1935, dans l’atelier de la rue Nungesser-et-Coli à Paris, et mêlant, entre autres, un bronze béninois, un tableau de Fernand Léger, une chaise en rotin ou une céramique péruvienne.
Un vrai "meccano"
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la construction a commencé par le toit, puis s’est poursuivie vers le bas, et non l’inverse. Aussi, ledit toit est complètement indépendant des cubes de verre et d’acier qu’il protège. En dessous, les volumes modulaires, sur plan carré, sont constitués de grilles métalliques cernées de quatre profilés en L qui, une fois boulonnés, forment des colonnes cruciformes. Pas moins de 20 000 boulons ont été nécessaires pour leur assemblage. Ce mode de construction novateur permet d’optimiser l’utilisation et la flexibilité de l’espace. Le fameux industriel et as du métal Jean Prouvé a, lui, participé à l’élaboration des huisseries et autres fenêtres.
Métaphore maritime
À l’automne 1936, au retour d’un voyage au Brésil, Le Corbusier ne prend pas moins de 600 clichés du Conte Biancamano, navire sur lequel il rentre – dont une sélection figure dans la présente exposition inaugurale. On ne sait pas, en outre, si sa situation en bord du lac de Zurich a joué, le fait est que plusieurs détails du pavillon semblent être des clins d’œil à la construction navale, à commencer par cette myriade d’assemblages métalliques. Certaines portes en bois arborent des angles arrondis, à l’instar de celles à l’intérieur des bateaux. Enfin, les panneaux de façade émaillés ne font-ils pas clairement penser à des drapeaux de navigation ?
Polychromie helvète
Impossible de rater les divers panneaux émaillés aux couleurs éclatantes qui habillent le Pavillon Le Corbusier, d’autant que la restauration a permis de restituer les nuances originales. « Après étude, certaines peintures se sont révélées toxiques, comme celle des “parasols”, raconte Arthur Rüegg. Elles ont été soigneusement remplacées. » À l’intérieur, les tuyauteries obéissent à un code couleur particulier : le jaune pour l’électricité, le rouge pour l’eau chaude et le chauffage, enfin le bleu pour l’eau froide ou les évacuations d’eaux pluviales.
Toit-parapluie
Vaste brise-soleil, la toiture du pavillon se compose de deux parties aux profils en miroir, l’une tournée vers le bas, l’autre vers le haut. « Les premières esquisses de Le Corbusier autour de cette idée de “grand parasol” avec quelque chose en dessous datent de la fin des années 1920 et du début des années 1930, observe Arthur Rüegg. Mais cette double forme négative/positive réapparaîtra plus tard dans deux projets non réalisés : d’abord, un bâtiment intitulé “Synthèse des arts majeurs”, envisagé pour la porte Maillot, à Paris, en 1950 ; puis, un pavillon d’expositions imaginé pour le promoteur suédois Theodor Ahrenberg, à Stockholm, en 1962. » Avant de se concrétiser, cinq ans plus tard, à Zurich.
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Zurich hisse à nouveau son pavillon Le Corbusier
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 17 novembre 2019. Pavillon Le Corbusier, Höschgasse 8, Zurich (Suisse)
pavillon-le-corbusier.ch
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : Zurich hisse à ouveau son pavillon Le Corbusier