PARIS
L’artiste suisse noue un dialogue plastiquement économe et particulièrement stimulantavec les espaces du musée-atelier et les œuvres d’Antoine Bourdelle.
PARIS - À ceux qui pensent avoir tout vu, tout compris, du travail de Felice Varini, comme à ceux qui sont attentifs à ses nouvelles pièces, nous recommanderons la visite du Musée Bourdelle, à Paris. La rencontre est improbable, pourtant, entre le sculpteur décédé en 1929 et Varini, né en 1952 à Locarno, en Suisse. Ce dernier vit à Paris depuis 1978 et travaille le plus souvent in situ. Il y a un monde entre la statuaire singulière de ce voisin discret de la modernité, attaché exclusivement à la figure humaine, parfois lyrique voire emphatique, capable d’une dynamique vigoureuse et monumentale, et Varini, aux interventions peintes dans l’espace, plastiquement économes, installations en relation avec l’architecture qui le construit.
Le (très) grand hall du musée-atelier de Bourdelle contient des plâtres et des sculptures imposantes, bien sûr un Héraklès (1909), mais aussi une terrible Vierge à l’offrande (1913-1923), un martial Monument au général Alvéar (1913-1923) et des bas-reliefs. Que reste-t-il à Varini ? Le principe de son travail est clair : il consiste à inscrire des figures de géométrie, régulières ou non, qui donnent lieu à des événements visuels considérés depuis un point de vue déterminé. Ici, il faut pour le trouver traverser le hall dont les murs et le plafond sont zébrés de fragments de droite rouge brisés, qui posent une trame sans ordre apparent sur le lieu. À l’autre bout de la salle, le point de vue surélevé de quelques marches permet d’échapper à l’autorité physique des statues. De là, la trame se révèle, avec pour principe de traçage de ces quatre-vingt-quatre lignes le ricochet visuel. Traçant un fond de carreau de sculpteur bien déboussolé, la ligne suit une trajectoire de boule de billard, tapant alternativement sur un détail de l’architecture et sur un point saillant de l’une ou l’autre des sculptures. Celles-ci s’en trouvent comme nichées dans le réseau qui les effleure de toutes parts, se font objets graphiques. Détourées et posées sur un nouveau fond, elles gagnent une autonomie de forme comme une indépendance d’échelle. Ainsi Mille et une lignes (dont le titre indique la possible prolongation), d’une présence particulière par rapport aux autres figures de Varini, remplit les intervalles et les vides de l’espace et le fait respirer autrement, dans une relation forte et distante tant aux œuvres qu’au lieu.
Dialogue à trois
Le principe de travail déductif, contextuel, devient « palimpsestueux », interstitiel dans ce dialogue à trois entre lieu, statue et peinture. Il produit une intervention au sens propre, qui dynamise et, pourrait-on dire, responsabilise le parcours du visiteur. L’invitation faite à Varini dans l’ensemble du musée – fait de salles de nature très différentes ordonnées en un réseau complexe – ouvre sur plusieurs autres modes de présence : un accrochage dans une salle neutre de quatre photographies sur bâche d’André Morin, constats d’une intervention dans le paysage urbain de Mexico (Billboards, 1999) ; des maquettes de projets dans les ateliers ; des dessins par frottage, relevés des compositions tracées sur la vitre du rétroprojecteur d’œuvres datant des années 1984-1996 ; un film sur écran, making off d’une installation urbaine. Sans compter deux pièces spécifiques importantes présentées dans l’enfilade de salles vides de l’atelier-musée : géométries dans l’espace (cercles concentriques en rouge au pastel et une peinture bleue) qui s’emboîtent selon deux axes perspectifs opposés.
Le livre publié à cette occasion constitue une pièce supplémentaire : plus qu’un catalogue, même s’il comporte des textes consistants, il s’agit d’un parcours photographique subjectif dans le musée et parmi les œuvres. En visiteur sensible, l’artiste cherche par l’attention aiguë portée à ses points de vue à provoquer une remise en jeu de l’œuvre qui l’accueille. Bien au-delà de la simple démonstration phénoménologique donc, c’est une position dans l’art et dans le monde qu’il dessine, loin de tout symbolisme, mais campé dans un présent de l’expérience, meilleur endroit pour percevoir l’historicité des choses et articuler mémoire et vivant. Varini apporte là, en intérieur et en contexte dense, un moment du travail qui élargit son langage, à côté des interventions urbaines (comme à Saint-Étienne en 2005) ou des participations à des manifestations collectives dans l’espace public, souvent à l’étranger (à Lisbonne à la fin du printemps).
Jusqu’au 21 mai, Musée Bourdelle, 18, rue Antoine-Bourdelle, 75015 Paris, tél. 01 49 54 73 91, www.paris.fr/musees/bourdelle, tlj sauf lundi et j. f. 10h-18h. Livre, éd. Paris-Musée, textes de Fabiola López Durán et d’Isabelle Lartault, 290 p, 250 ill., 25 euros, ISBN 2-87900-956-1. Site de l’artiste : www.varini.org - Commissaire de l’exposition : Juliette Laffon, directrice du musée - Nombre d’œuvres : 3 pièces in situ ; 4 pièces photographiques, 27 dessins ; 3 maquettes, 10 projets et 2 films en projection - Surface : 12 salles du musée
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Varini-Bourdelle : des ricochets dans le musée
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Abonnez-vous dès 1 €L’idée n’est pas nouvelle – mais quand elle « marche », elle est bonne –, qui consiste à inviter des contemporains dans les musées historiques. C’est l’un des partis pris de Juliette Laffon, directrice depuis trois ans du Musée Bourdelle, longtemps conservatrice à l’ARC et pour les collections du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Il faut se rappeler les dimensions et l’enjeu du Musée Bourdelle, rattaché par donation aux musées de la Ville de Paris et ouvert depuis 1949, prolongement de l’atelier selon le vœu de l’artiste. Il forme un ensemble de bâtiments de caractère, de plusieurs époques (des ateliers d’origine à l’extension de Portzamparc en 1991). Il est habité de 2 000 pièces, 4 000 dessins et aquarelles, et d’archives formant un fonds important de cet artiste de l’« entre-deux-siècles », entre XIXe et XXe. Juliette Laffon et sa petite équipe travaillent sur deux fronts : dans la dimension monographique bien sûr, mais aussi avec un programme d’expositions-interventions qui permet une visibilité publique de l’institution et une reconquête par l’intérieur des espaces. Après Luciano Fabro, Claude Rutault et Didier Vermerein, avant Laurent Pariente et sans doute Sarkis, Juliette Laffon invite des artistes qui n’ont pas peur de dialoguer avec l’œuvre ou avec les lieux. Le musée s’en trouve heureusement ranimé. Le rythme de programmation de deux projets par an laisse le temps aux artistes-visiteurs de prendre possession des espaces. Aussi longtemps que le projet sera d’autant d’attention et de justesse, le Musée Bourdelle méritera doublement la visite.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°231 du 17 février 2006, avec le titre suivant : Varini-Bourdelle : des ricochets dans le musée