Au FRAC des Pays de la Loire, à Carquefou, Michel Aubry réinvente le « Club ouvrier »
de Rodtchenko dans une œuvre composite et captivante.
CARQUEFOU - « 1er juin 1925, Paris. […] Le club est prêt […]. Vraiment, il est si simple, si propre, si clair, que tout naturellement on a envie de ne pas le salir, de ne pas mettre de saletés. Tout brillant, tout ripoliné, beaucoup de blanc, de rouge, de gris… », avait écrit Alexandre Rodtchenko à sa femme tandis qu’il séjournait à Paris à l’occasion de sa participation à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Découvrant l’Europe, l’artiste dénonçait âprement dans ses lettres le « culte de la femme comme objet » (1) ; il s’y plaignait aussi du retard pris dans la réalisation de son Club ouvrier, un « club de lecture pour ouvriers » (2).
Michel Aubry s’est plongé dans cette correspondance et y a trouvé bien plus que des indices pour la « reconstitution » du Club ouvrier : le regard à la fois désabusé et curieux que porte Rodtchenko sur le monde occidental, mais aussi les adaptations nécessaires comme les anecdotes multiples qui entourent la construction du Club et son exposition.
Pour sa première présentation au FRAC des Pays de la Loire, lequel a acquis l’œuvre en 2003, le Club ouvrier mis en musique (par Michel Aubry) s’est vu greffer de trois nouveaux espaces. Ces extensions, qui semblent avoir été dépliées comme par magie à partir du stand initial, restituent à l’ensemble sa dimension de foire-exposition. C’est que la méthode aubrienne, d’une logique et d’une précision imparables, n’en accueille pas moins le loufoque et l’hétéroclite.
Distorsion
L’artiste soumet dans un premier temps le mobilier composant le salon de lecture constructiviste aux lois des sons. Résumons : depuis le milieu des années 1980, Michel Aubry, qui a trouvé un modèle en la musique sarde des launeddas, redessine le monde avec ses formes musicales. Utilisé pour la fabrication de l’instrument sarde, le roseau lui permet d’établir des correspondances entre des hauteurs de son et des longueurs métriques. Inscrite dans la matière d’un objet, sa colonne d’air en transforme les proportions. Ainsi les dimensions des huit chaises du Club ouvrier varient-elles en fonction de la note gravée dans leur dossier qui augmente ou diminue d’un ton ou d’un demi-ton de la plus grande à la plus petite…, ébréchant au passage le mythe de l’égalité.
Poursuivant sa mise en musique, mise en espace du Club, Aubry reprend, d’après photo, l’architecture du pavillon soviétique conçue par Melnikov, et accorde la largeur de ses différentes cloisons à celle de pentagones, formés d’après les combinaisons de cinq notes de la musique sarde. Sur l’envers de ces parois, sont déployés de nouveaux « stands ». L’un d’eux reprend l’agencement intérieur de la boutique des éditions de la section de l’URSS ; dans le contexte de l’époque des décorations en stuc, son économie particulière de couleurs – rouge, blanc, gris, noir – et de matériaux, laissés bruts, avait fait tache. Clin d’œil à la fascination/répulsion de Rodtchenko pour les vitrines des grands magasins parisiens, les livres ont ici cédé la place aux dernières créations des stylistes d’aujourd’hui.
Accolé au Club, le Cabanon de Le Corbusier, sa villégiature de la Côte d’Azur, est reproduit à l’échelle 1 et lui aussi mis en musique, cette fois sans déformation grâce aux mesures communes entre le Modulor et la table de conversion d’Aubry ! Un Cabanon cependant transformé en boutique de marchand de tapis pour les besoins de l’un des films proposés aux visiteurs le dimanche à 16 h 30. À l’autre extrémité en effet, l’écran de cinéma, déjà présent dans le Club de Rodtchenko, est l’occasion pour Aubry d’inviter la Galerie du cartable – un collectif d’artistes avec lequel il collabore régulièrement – à montrer les « Dialogues fictifs » imaginés par David Legrand entre Beuys et Dürer, Warhol et Pasolini, ou Dürer et Le Corbusier (le 18 décembre).
Au pied de la lettre
Les lettres de Rodtchenko ont par ailleurs fourni la matière d’un moyen métrage, Rodtchenko à Paris, tourné par Michel Aubry à la manière d’un film muet mais sur fond de vie parisienne actuelle. Chose étonnante, on ne notera pas de décalage profond entre le contenu des extraits épistolaires et l’illustration contemporaine qui en est faite, mais on rira à la vision d’un Rodtchenko (D. Legrand) venu inaugurer en compagnie de Krassine (M. Aubry) le Club ouvrier, le reconstruit s’entend.
(1) in Écrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, éd. Philippe Sers, 1988.
(2) « C’est là que l’ouvrier se repose ou utilise ses loisirs ; le Club lui offre des distractions raisonnables : spectacles, séances de cinéma, jeux d’échecs, etc. », in Club ouvrier, exécuté d’après le plan et sous la direction de M. Aubry, Galerie Décimus Magnus Art, Bordeaux, 2002.
Jusqu’au 3 janvier 2006, FRAC des Pays de la Loire, La Fleuriaye, 44470 Carquefou, tél. 02 28 01 50 00, www.fracdespaysdelaloire.com, du mercredi au vendredi 13h-18h, le week-end 15h-19h.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Une reprise un ton au-dessus
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €- Commissaire de l’exposition : Laurence Gateau - Deux salles, présentant l’une le Club ouvrier mis en musique augmenté, l’autre la loge des frères Fratellini
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°227 du 16 décembre 2005, avec le titre suivant : Une reprise un ton au-dessus