« Pour un art pauvre », au Carré d’art, à Nîmes, réunit huit artistes dont la pratique sculpturale explore la pauvreté du matériau et du geste.
NÎMES - « Les trois dimensions sont l’espace réel », avait écrit en 1965 Donald Judd, dans son texte fondateur Specific Objects. Cette question du lieu (de création/d’exposition), comme celle du processus créateur, de ses gestes premiers, sont au cœur des préoccupations des artistes de l’art minimal américain ou de l’Arte povera italien ; elles trouvent une nouvelle actualité au Carré d’art-Musée d’art contemporain de Nîmes (Gard), où est présentée « Pour un art pauvre (inventaire du monde et de l’atelier) ». Mais, quand Germano Celant, qui organisa la première exposition d’Arte povera, à Gênes en 1967, en appelle à un « hymne à l’élément primaire, à l’élément banal », Françoise Cohen insiste sur la dimension d’abord matérialiste de pauvreté, qui caractérise les œuvres des huit artistes de nationalité différente qu’elle a réunis à Nîmes. Car la conservatrice et commissaire en sait quelque chose, qui réceptionna avec un brin d’inquiétude, quelques jours avant le montage, les rouleaux de matériaux isolants, profils en acier, morceaux de tissu ou bouteilles de bière vides sans pouvoir augurer tout à fait de la forme que prendrait l’exposition…
Or l’« art pauvre » naît précisément de cette « disponibilité » des matériaux, auxquels nulle fonction n’est assignée, et qui trouvent à s’ajuster à l’espace, augmentés parfois d’éléments collectés sur place, comme pour Abraham Cruzvillegas. Ce dernier a grandi dans un quartier de Mexico où les habitants façonnent leur maison à l’aide de matériaux trouvés ; ses Autoportraits témoignent d’un sens de l’assemblage de nature sculpturale et non dénué d’humour – n’est qu’à lire leurs titres, ainsi Autoportrait détumescent et post-keynesien, nostalgique du sexe matinal en prenant un café serré avec du sucre (et un petit chocolat). Gabriel Kuri est lui aussi mexicain, et ce n’est peut-être pas un hasard, l’un et l’autre ayant fréquenté l’atelier de Gabriel Orozco, possible figure tutélaire de l’exposition – quelque chose de ses terres cuites se retrouve dans les cent « pierres » en céramique (Kalender) de l’Allemande Katinka Bock, dont l’une est à déplacer chaque jour, dans un jeu avec l’orthogonalité de la salle.
« Au plus juste »
Kuri, donc, a installé sur la terrasse du musée This, please, quatre formes réalisées à partir de deux mêmes cercles de métal peint pliés de façon différente. Celles-ci ont été percées de petits trous à l’attention des fumeurs, qui peuvent y écraser leur cigarette et noircir de cendre leur surface lisse et colorée. Le brouillage entre art et objet usuel est ici d’autant plus troublant que ces pièces, en elles-mêmes très formelles, fonctionnent à plein comme sculptures. Ailleurs, d’autres pièces de l’artiste composées de rebuts d’atelier dialoguent avec les œuvres du Français Gyan Panchal, plaques de polystyrène extrudé ou de carton mousse disposées en des équilibres d’apparence précaire ou frottées avec de la poudre de bitume, révélant leurs qualités intrinsèques sans mentir sur leur vocation d’origine. Plus domestique encore est le spectre des matériaux utilisés par Karla Black (pavillon écossais de la Biennale de Venise 2011), mêlant indifféremment dans ses œuvres poudre de plâtre et fond de teint. À Nîmes, l’artiste a suspendu une tenture de papier dont les tonalités des lés, de beige clair à rosé, rythment la surface, de même que les plis créés par le poids du papier. Deux formes, au sol et au mur, complètent un dispositif dont le protocole « minimaliste » est effacé par la dimension imaginaire liée à la matière même.
Thea Djordjadze, Géorgienne vivant à Berlin, intègre quant à elle un aspect scénique à ses œuvres, formées de fragments hétérogènes en manque de narration et pourtant tenus entre eux dans une logique formelle et spatiale très fine. Le plus radical d’entre tous ici est peut-être l’Américain Gedi Sibony, qui ne transforme pas les portes ou tapis, mais les situe dans un dialogue ténu avec l’espace environnant. Le plus « matiériste » étant Guillaume Leblon, avec ses plaques de bronze, moulages d’une surface de sable de mer ayant retenu au passage coquilles et galets.
À l’heure où la minorité la plus connue parmi les artistes est entrée dans une logique inflationniste et productiviste, il n’est pas anodin que plusieurs créateurs reportent a contrario leur attention sur l’économie de l’œuvre considérée dans son rapport « au plus juste » (selon les mots de la commissaire) avec le matériau, le geste et l’espace qui l’entoure. C’est là toute l’intelligence de Françoise Cohen que de nous donner à lire et à voir dans la diversité de leurs approches cette esthétique du peu.
Commissariat : Françoise Cohen, directrice du Carré d’art
Nombre d’artistes : 8
Nombre d’œuvres : 26
Jusqu’au 15 janvier 2012, Carré d’art-Musée d’art contemporain, 16, place de la Maison-Carrée, 30000 Nîmes, tél. 04 66 76 35 70, tlj sauf lundi 10h-18h. Catalogue, coéd. Archibooks et Carré d’art, 96 p., 32 €, ISBN 978-2-3573-3167-9
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Une esthétique du peu
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°358 du 2 décembre 2011, avec le titre suivant : Une esthétique du peu