Turquie - Biennale

Une biennale très critique

La 11e Biennale d’art contemporain d’Istanbul vient d’ouvrir ses portes - Cette édition, conçue par le collectif What, How & for Whom, est marquée par une lecture de l’histoire très politisée

Par Joerg Bader · Le Journal des Arts

Le 16 septembre 2009 - 1106 mots

La 11e Biennale d’Istanbul fera date. Elle tire à boulets rouges sur les fondements du nouvel ordre mondial : le libre marché. Mise en place par le collectif What, How & for Whom (WHW) – composé de quatre jeunes commissaires d’exposition –, elle évoque un spectre qui, par le passé, a hanté l’Europe, et ce dès les premières lignes du manifeste de Marx et Engels : le communisme.

Ivet Curlin, Ana Devic, Natasa Ilic et Sabina Sabolovic, qui signent collectivement, depuis 2003, le programme de la Gallery Nova à Zagreb, avaient, dès leur nomination, annoncé la couleur. L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht leur semble significatif en ceci qu’elles voient nombre de parallèles entre la République de Weimar et notre présent, comme le krach de l’économie ou la désintégration des consensus sociaux. L’automne 2008 est venu à point confirmer qu’elles avaient le flair pour saisir l’air du temps. Leur engagement pour un art politique à l’époque d’une politique dépolitisée, devenue le valet de l’économie, et au temps d’un marché de l’art contemporain réalisant des gains qui peuvent même faire pâlir les seigneurs du marché des hedge funds, est en soit un acte de courage. Mais il est plus que louable que, avec une telle ambition, un collectif de commissaires –?unique sur la scène internationale – réussisse à maintenir le haut niveau par lequel la Biennale d’Istanbul s’est imposée depuis une quinzaine d’années. À l’opposé de certaines éditions précédentes, WHW n’a pas du tout cherché la confrontation avec Istanbul. Les lieux d’exposition choisis, droits dans la lignée du White Cube, sont déjà des classiques du dispositif stanbouliote?: l’entrepôt n° 3 au bord du Bosphore et, à quelques centaines de mètres, le magasin de tabac. En revanche, l’ancienne école grecque est une découverte, laissée en l’état et choisie pour des projets ayant souvent trait à des questions de transmission du savoir, tels que les grandes cartes noires, parfois mystérieuses, d’études géopolitiques du collectif parisien Société Réaliste, ou, dans une des anciennes salles de classe, les propres spéculations fort inspirées et poétiques pour le futur de la Palestine du collectif Decolonizing.ps.

(Re)découvertes
Parmi les participants, soit trente femmes, trente-deux hommes et huit collectifs, deux blocs se dessinent nettement dans cette onzième édition?: d’une part, sur un plan générationnel et, d’autre part, sur un plan géopolitique quant à la provenance des artistes. Plus de la moitié d’entre eux ont moins de la quarantaine et sont peu connus dans les circuits internationaux. Ainsi, Wafan Hourani (né à Hébron et vivant à Ramallah) avec ses maquettes de constructions des camps de réfugiés ornés d’énormes antennes fantaisistes, ou encore Harakiri Paroissiale (né à Damas et vivant à Amsterdam) avec ses très belles photographies représentant des sites urbains en Syrie ayant servi de lieux d’exécution de peines capitales. Près de 15 % des artistes sont au-dessus de la soixantaine et, comme leurs collègues plus jeunes, souvent de vraies (re)découvertes. Tamas St. Auby, très actif dans la post-avant-garde hongroise, montre par exemple son moyen métrage Centaur de 1973-1975. Filmé dans des usines et des champs, dans des cantines et des cafés, de longs plans larges et fixes sont entrecoupés de quelques plans rapprochés, amorçant des discussions entre citoyens sur des sujets tels que la guerre ou la production. L’image renvoie clairement à l’esthétique du documentaire, tandis que les courts moments dialogués, très subjectifs, insufflent un grand air de fiction. De même pour le travail de fin d’étude de Mohammed Ossama, rarement vu à ce jour?: un idyllique portrait d’une vie villageoise se transforme Step by Step (c’est le titre du court métrage) en une analyse sans pitié de la soumission villageoise par fascination pour l’autorité, qui trouve sa place jusque dans la plus que rudimentaire école rurale. Le souci évident des commissaires d’historiciser leur discours est d’un grand bénéfice pour le grand public. Les œuvres d’artistes tels que Marwan (qui partagea l’atelier avec Baselitz dans le Berlin du début des années 1960) ou de Vyacheslav Akhunov, le seul artiste conceptuel du Tashkent, ou encore les dessins anticapitalistes de Yüksel Arslan (qui est né à Istanbul et vit à Paris) sont des vraies propositions pour une réécriture de l’histoire telle que Roger M. Buergel l’avait déjà entamée avec succès à l’occasion de la dernière Documenta de Cassel, en présentant des artistes conceptuels des années 1970 ayant travaillé sous des dictatures (soit du pacte de Varsovie, soit d’Amérique latine). D’ailleurs, des travaux de KwieKulik, de Sanja Ivekovic et de Mladen Stilinovic, présents à Istanbul, ont été montrés il y a deux ans à Cassel.

Haro sur le capitalisme
Ce court survol de quelques positions d’artistes fait clairement ressortir l’aspect géopolitique de la provenance des artistes. Pas moins de onze pages de statistiques, au début du guide de l’exposition, informent sur des questions de genre, de nationalité, d’économie et de budget. Si la majeure partie des artistes est née dans des pays n’appartenant pas au monde dit occidental, la moitié vit à mi-temps ou entièrement en exil. Ainsi, sur 70?artistes, 27 sont originaires du Moyen-Orient et 18 d’Europe de l’Est. Les choix ne sont pas innocents, le Moyen-Orient étant une des régions en guerre presque permanente (la guerre, une des dynamiques inhérentes du capitalisme en suivant le propos des commissaires) et l’Europe de l’Est, une des régions les plus durement touchées par l’actuelle crise économique, après les conséquences ravageuses du passage au libre marché au début des années 1990. Si WHW ne délaisse pas un élément de la critique du capitalisme, de l’aliénation de la vie quotidienne (avec, par exemple, un grand ensemble de Michel Journiac) aux ravages de la spéculation immobilière (l’artiste new-yorkais Oraib Toukan propose une vente aux enchères des Émirats du golfe Persique), en passant par la critique des modes de production ou la mise en cause du pouvoir patriarcal (la pièce Homework Homeworkers de la féministe Margaret Harrison), l’un des grands thèmes de la critique contemporaine est complètement absent : l’écologie. De même, on regrettera que ce jeune quatuor de commissaires n’ait pas su garder la même exigence pour toutes les œuvres, à la hauteur de celles qui jouent sur les cordes de l’ironie, de l’humour noir (le cabaret Errorist du collectif argentin Etcétera…) ou sur la poésie fine et rare (qui traverse l’enregistrement vidéographique du petit théâtre Isola Bella que Danica Dakic a fait jouer aux internes du Home pour la protection des enfants et des jeunes de Pazaric, près de Sarajevo). Mais leur pertinence fait mouche et l’on attend avec impatience le prochain acte de ce théâtre de la critique d’un monde voué au changement, ou plus.

11e BIENNALE D’ISTANBUL, divers lieux, Istanbul, Turquie, www.iksv.org/bienal11, jusqu’au 8 novembre, tlj sauf lundi 10h-19h

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°309 du 18 septembre 2009, avec le titre suivant : Une biennale très critique

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