"N'ayez pas peur de ce Janus. Essayez de le comprendre et de l’aimer", a plaidé Necati Utkan, lors du lancement de la Saison de la Turquie en France, le 30 juin à Paris. Président du comité mixte d’organisation pour la Turquie, Necati Utkan a filé la métaphore, assimilant son pays – naviguant entre tradition et modernité, entre Orient et Occident – à une divinité aux deux visages.
Mais attention, il n’est pas question de division, de contradiction, mais d’alliance et d’harmonie ! Et les autres intervenants, parmi lesquels un Frédéric Mitterrand fort inspiré, de rappeler la richesse des liens historiques entre la France et la Turquie et l’occasion unique qu’offre cette saison culturelle de découvrir l’actuel visage de la nation d’Atatürk. Deux institutions, l’une ministérielle, l’autre privée, se sont partagé l’organisation de l’événement : CulturesFrance pour la France, et IKSV (Fondation d’Istanbul pour la culture et les arts) pour la Turquie. Répartis dans près de 80 villes de France, 400 projets couvrant 16 disciplines (arts plastiques, danse, débats d’idées, cinéma, littérature, musique, économie, gastronomie…) forment l’épine dorsale d’une saison qui dépasse la sphère culturelle. L’objectif avoué est de jeter des ponts durables dans de multiples domaines : échanges universitaires, développement des affaires économiques et technologiques, recherche scientifique… Ainsi retrouve-t-on Henri de Castries, président du directoire du Groupe AXA, à la tête du comité mixte d’organisation pour la France et un comité de mécènes constitué de grandes entreprises françaises (AXA, Areva, EADS, Total, Veolia, LVMH, BNP Paribas, Gras Savoye, Groupama, Groupe La Poste, Mazars, Publicis Groupe). La Turquie occupant le 15e rang des économies mondiales, sa population jeune et dynamique (la moitié des 76,8 millions d’habitants ont moins de vingt-huit ans) représente un marché plus qu’alléchant pour les entrepreneurs. Pour les Turcs, une Saison en France est une occasion rare de tenir vitrine dans un pays politiquement opposé à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Depuis octobre 2005, le pays mène d’âpres négociations pour gagner son ticket d’entrée dans le saint des saints, à coups de réformes drastiques qui peinent cependant à voir le jour. La voie politique se révélant ardue, la voie culturelle est empruntée pour obtenir plus de résultats. En témoigne la candidature d’Istanbul au titre de Capitale européenne de la culture dans le cadre d’une ouverture de la manifestation aux villes extérieures à l’Union européenne de 2005 à 2019 – en 2006, Istanbul a décroché le titre pour l’année 2010, en même temps qu’Essen (Allemagne) et Pécs (Hongrie). Le choix de la ville hébergeant l’Exposition universelle de 2015 a cependant échappé à Izmir au profit de Milan. Enfin, l’ultimatum posé en 2006 par l’Unesco sur une éventuelle inscription d’Istanbul sur la liste du patrimoine mondial en péril a porté ses fruits. En deux ans, les inquiétudes de la délégation de l’Unesco se sont évaporées devant les efforts fournis pour la préservation du patrimoine turc.
Hostilité puis apaisement
L’organisation de la saison n’a pourtant pas échappé aux remous. L’élection de Nicolas Sarkozy, ouvertement défavorable aux aspirations européennes de la Turquie, n’a rien arrangé. Tout d’abord, la manifestation initialement programmée pour le 14 mars 2009, a été repoussée au 1er juillet pour cause d’élections européennes. Puis les prises de position hostiles du président de la République ont semé le doute dans les rangs des organisateurs. Quinze jours encore avant le lancement de la saison, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a agité le spectre d’une annulation de l’événement. « En ce moment, je réfléchis à la question, faut-il le faire ou pas, faut-il y aller ou pas », confiait-il lors d’un entretien télévisé. Au même moment, le président turc Abdullah Gül annulait un dîner à Ankara réunissant 200 personnalités du monde des affaires visant à lever des fonds pour l’événement. Pour ne rien arranger, le pays s’est vu retirer son titre d’invité d’honneur du prochain Salon du livre à Paris – le Syndicat national de l’édition a finalement préféré consacrer cette prochaine édition au 30e anniversaire du salon. Dans cette période troublée, la nomination de Frédéric Mitterrand au ministère de la Culture a indéniablement eu un effet d’apaisement. Commissaire général de l’Année du Maroc en France en 1999, le nouveau ministre est un familier de la scène artistique turque, et il a marqué son intérêt pour la saison en assistant au « Lever du soleil », spectacle de Bartabas dans les Jardin des Tuileries, avant de passer au Café turc, ainsi qu’à la représentation inaugurale de « Müsennâ », à Sablé-sur-Sarthe.Et si, aujourd’hui, la saison est bien engagée, elle a été enfantée dans la douleur, pour reprendre le parallèle fait par le ministre entre les neuf mois que dure la manifestation et le temps de gestation nécessaire à faire un bel enfant ! Après un été riche en spectacles musicaux, les six mois à venir poursuivent une programmation éclectique et consensuelle. Outre la locomotive qu’est la grande exposition du Grand Palais, « De Byzance à Istanbul – Un port pour deux continents » (lire page 18), les piliers de la scène culturelle turque tiendront la vedette : l’écrivain Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature, (« Rencontres » à Paris et à Lyon), le photographe Ara Güler (Maison européenne de la photographie, Paris), le plasticien Sarkis (Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg et Centre Pompidou à Paris) ou encore le cinéaste Nuri Bilge Ceylan (festival de la Rochelle). Mais aussi actuel soit ce portrait de la Turquie, il semble incomplet à bien des égards. Dans son numéro du 5 septembre, le quotidien Le Monde publiait une tribune d’Ara Toranian, directeur de Nouvelles d’Arménie magazine. « En effet, on cherchera en vain à l’affiche de cet événement […] la moindre allusion au premier génocide du XXe siècle », s’insurge ce fervent pourfendeur de la mémoire arménienne. Si les questions délicates comme le statut de la femme ou encore la sexualité dans la société moderne turque seront ouvertement abordées lors des nombreux débats d’idées, l’embarrassant sujet du génocide arménien perpétré de 1915 à 1916, et reconnu par la France en 2001, n’est pas évoqué. À une exception près.
Questions épineuses
Le 26 septembre se tiendra une série de tables rondes au Centre de formation professionnelle des journalistes (CFPJ) sous la direction de la journaliste et essayiste Ariane Bonzon. Cette journée consacrée aux tabous entretenus dans les médias français et turcs sera une rare occasion de débattre de ces questions épineuses. Pour éviter toute approche inquisitrice et moralisatrice, Ariane Bonzon a souhaité mettre en miroir les épisodes peu reluisants de l’histoire française, comme l’Algérie ou Vichy, avec ceux d’un passé turc « qui passe mal », pour mieux appuyer là où cela fait mal et surtout parler des conséquences plus graves. « Si vous prononcez le mot “génocide” aujourd’hui en Turquie, vous êtes encore passible de poursuites », déplore la journaliste, qui vient de publier un ouvrage sur la question(1) et connaît bien la Turquie pour y avoir été la correspondante d’Arte pendant de nombreuses années. Si la question chypriote sera abordée le 11 octobre lors d’une conférence à l’université de tous les savoirs, à l’université Paris-Descartes, la question arménienne entre, elle, par la petite porte. Après tout, le commissaire général pour la Turquie Görgün Taner (lire page suivante) martèle que la saison est le terrain idéal pour répondre aux questions que se posent les Français sur la Turquie. Reste que c’est au pays hôte de faire la démarche de prendre le taureau par les cornes.
À voir
Musée de l’armée, Parures sultaniennes , jusqu’au 30 septembre 2009. Les armes de la Sublime Porte, 1er octobre-31 décembre 2009. L’art équestre ottoman, 1er janvier-31 mars 2010, Hôtel national des Invalides, 129, rue de Grenelle, 75007 Paris, tél. 08 10 11 33 99, www.invalides.org
Musée national de la Re naissance, François 1er et Soliman le Magnifique , 18 octobre 2009-15 février 2010. Iznik, la plus importante collection de céramiques ottomanes conservée en France , jusqu’au 31 mars 2010. Château d’Écouen, 95440 Écouen, tél. 01 34 38 38 50, www.musee-renaissance.fr
Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Les Camondo, philanthropes et mécènes , 6 novembre 2009-7 mars 2010, Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris, tél. 01 53 01 86 53, www.mahj.org
Musée des beaux-arts de Valenciennes, Jean-Baptiste Vanmour, peintre de la Sublime Porte , 23 octobre 2009-7 février 2010, Boulevard Watteau, 59300 Valenciennes, tél. 03 27 22 57 20, www.ville-valenciennes.fr
Musée d’Aquitaine, Les grandes civilisations anatoliennes de l’Antiquité , 15 décembre 2009-31 mars 2010, 20, cours Pasteur, 33000 Bordeaux, tél. 05 56 01 51 00, www.bordeaux.fr
Cité nationale de l’histoire et de l’immigration, Carte blanche à Elele , 13 octobre-22 novembre 2009, Palais de la Porte Dorée, 293, avenue Daumesnil, 75012 Paris, tél. 01 53 59 58 60, www.histoireimmigration.fr
Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, Sarkis : ma chambre de la Krutenau en satellite , 1er novembre 2009-30 juin 2010, 1, place Jean-Arp, 67000 Strasbourg, tél. 03 88 23 31 31, www.musees-strasbourg.org
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Une saison pour tout changer
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Le festival VideoSeZon’, vidéo turque au Centre Pompidou, organisé dans quatre sites à Paris (www.videosezon.com) ; Inci Eviner au Mac/Val (www.macval.fr) ; la céramiste turque contemporaine Alev Ebuzziya au Musée de Vallauris (www.vallauris-golfe-juan.com) ; la Magie du Bosphore ou le rêve d’Orient au XVIIIe siècle dans trois musées du Havre (www.ville-lehavre.fr) ; un gros plan sur l’urbaniste Henri Prost, acteur majeur de la création de l’Istanbul moderne, à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris (www.citechaillot.fr). Le programme complet est disponible sur le site de la Saison de la Turquie en France : www.saisondelaturquie.fr
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°309 du 18 septembre 2009, avec le titre suivant : Une saison pour tout changer