Pensée comme un « territoire libre » par son commissaire Alfons Hug, la XXVIe Biennale de São Paulo, au Brésil, se perd dans une thématique floue, mais reste un événement international incontournable.
SAO PAULO - En 2002, lors de l’édition précédente de la Biennale de São Paulo, l’artiste brésilien Rubens Mano avait joué un tour aux organisateurs en ménageant une entrée secrète et gratuite dans le bâtiment construit par Oscar Niemeyer. D’abord grinçante, l’idée a finalement fait son chemin puisque cette année, pour la première fois depuis son inauguration en 1951, la manifestation est gratuite. Ce geste populaire – qui concorde avec le 450e anniversaire de la ville, l’arrivée à la présidence de la République en 2003 du gouvernement de gauche de Lula et la tenue des élections municipales pendant la Biennale – constitue paradoxalement le seul engagement affiché de la 26e édition de la Biennale. Pour le reste, son commissaire général, Alfons Hug, entend sortir sa proposition de tout contexte. Invité ici pour la seconde fois – des personnalités européennes et sud-américaines sont déjà pressenties pour 2006 –, il présente la manifestation, dans son introduction au catalogue, comme un « territoire libre », un « no man’s land » protégé par la croyance en une esthétique kantienne détachée des contraintes du monde réel : « La Biennale de São Paulo est une zone extraterritoriale où les artistes peuvent ériger leurs constructions utopiques. C’est un sanctuaire où le flux des marchandises s’assèche et où les stratégies politiques n’ont plus court. » Reste que pour toute personne expérimentant ne serait-ce que quelques heures l’urbanisme extrême de São Paulo, la mégalopole n’a rien d’un paisible white cube (à l’inverse peut-être de Venise et de son statut quasi-muséal) tant elle est une exacerbation des tensions économiques, sociales et politiques contemporaines. En accord avec la préface de Gilberto Gil, ancien héros de la Tropicália et actuel ministre brésilien de la Culture, on pourra se demander si « quelqu’un peut encore croire que l’art n’est pas connecté avec son propre temps et son propre lieu […] avec la société et l’histoire ». Ou, à l’inverse, accepter la proposition d’Alfons Hug comme une position d’ouverture, permettant de croiser librement les regards et œuvres d’art venant de différents horizons. Nombre d’entre elles ressemblent d’ailleurs à un aveu de faillite de la part d’un commissaire qui peine à trouver des pièces en parfaite accointance avec son idéalisme. Symbole même de cette extraterritorialité de l’œuvre d’art, l’installation Fortaleza-Lisboa d’Artur Barrio met justement en scène les échanges entre les continents américain et européen, doublés d’un aspect biographique. Le Portugais installé au Brésil suggère, à l’aide d’un embarcadère du Nordeste brésilien posé sur une mer de sable, une découverte à rebours. En 2004 et en Amérique latine, le Péruvien Fernando Bryce réactive, lui, l’histoire idéologique et artistique de la guerre d’Espagne en dessinant affiches, journaux et tracts du conflit. Empreinte d’une violence architecturale et sociale, l’œuvre de Juan Fernando Herrán encombre le sol avec ses Emplazamientos, de larges volumes de béton étoilés à mi-chemin entre la sculpture minimale et l’architecture militaire.
Comme le signifient les entraves brutales du Colombien, le territoire libre est donc loin d’être sans frontières. Car si les représentations nationales (système que São Paulo est la seule manifestation internationale avec Venise à faire perdurer, avec la présence de 47 pays, malgré l’absence des États-Unis) sont intégrées dans le parcours général de l’exposition (82 artistes invités), d’autres cloisonnements ont été produits par un parti pris discutable qui remet au goût du jour une catégorisation par médium. Les sculptures sont au rez-de-chaussée. Dans un accrochage flottant, elles sont posées dans un capharnaüm brillamment stigmatisé par le néon Why Style accroché par Bruno Peinado au sommet de l’échafaudage qui surplombe sa sculpture gonflable réfléchissante. Non loin, Jennifer Tee (représentation hollandaise) a déployé un campement de fête composé d’accessoires hétéroclites aux symboles cosmiques à activer lors de cérémonies encore à inventer, tandis que le centre du bâtiment est occupé par l’avion d’osier de Cai Guo-Qiang, métaphore de la menace terroriste. Aux étages, une large section réservée à la peinture offre une même diversité allant des images adolescentes déjà mortes et fanées de Muntean/Rosenblum à l’abstraction colorée, florale et vernaculaire de Beatriz Milhazes, vedette actuelle de la scène brésilienne contemporaine, en passant par une salle réservée à Luc Tuymans. Dans un schéma comparable, les travaux vidéo sont cantonnés dans un « multiplex », enfilade triste de salles sombres. À l’entrée, Seven Minutes Before de Melik Ohanian (représentation française) vient toutefois rappeler – tout comme Pulverous d’Aernout Mik, malgré des conditions de présentation déplorables – la dimension plastique et sculpturale que peut développer le cinéma lorsqu’il est approprié par les artistes (lire l’encadré). Parmi les projets, certains se démarquent par leur humour face aux phénomènes de mondialisation artistique, à l’instar de Bolivia : the American Video-clip de Martín Sastre (représentation du Paraguay). Le court-métrage aux couleurs acidulées emprunte à l’esthétique aussi bien de la telenovela (1) que du manga pour narrer la chute d’Hollywood (personnalisée ici par Matthew Barney) au profit d’une culture latino transnationale. Cette oscillation entre vécu et visuel, voulu ou subi, est également perceptible à des degrés divers dans Unexpected Rules, le reality-show disco du duo helvète Frédéric Moser et Philippe Schwinger (représentation suisse) dans lequel une famille règle ses comptes dans une thérapie de groupe inspirée de l’affaire Monica Lewinsky. Une fiction basée sur un fait d’actualité, qui ne vaut toutefois pas celle, sportive, de Miguel Calderon. Commentateur ironique des enjeux nationaux, le Mexicain a disposé dans le bar de la Biennale des écrans de télévision où passe en boucle un match truqué dans lequel l’équipe mexicaine de football inflige une défaite cruelle à la seleção brésilienne.
(1) terme désignant les séries télévisuelles à la mode sur les écrans brésiliens.
Jusqu’au 19 décembre, Parque Ibira-puera, São Paulo, Brésil, tél. 55 (11) 5574 5922, bienalsaopaulo.terra.com.br
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Une biennale à la dérive
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°201 du 22 octobre 2004, avec le titre suivant : Une biennale à la dérive