VENISE / ITALIE
La visite des 88 pavillons à Venise est un véritable parcours du combattant. Les œuvres disent le chaos géopolitique mondial.
Une légende court à Venise. Il existe, paraît-il, une personne qui aurait tout vu à la Biennale. Mais ce n’est qu’une légende. Ceci semble humainement impossible. Outre les sites principaux, la ville entière est une ruche où chaque espace exploitable, essentiellement des palais plus ou moins bien entretenus, est transformé en centre d’art. Le prestige de cette manifestation fait que les nouveaux États participants, mais aussi les artistes, isolés ou en groupe, tentent de se placer sur l’échiquier international.
Un constat prosaïque se dégage d’emblée. La crise ne s’est pas arrêtée aux portes de la cité des Doges. À l’entrée de chaque pavillon, un panneau imposant donne la liste des sponsors : institutions, entreprises, riches collectionneurs, musées et galeries (ces dernières sont systématiquement présentes). La palme revient au pavillon de l’Allemagne (réunissant les artistes Tobias Zielony, Hito Steyerl, Olaf Nicolai, Jasmina Metwaly et Philip Rizk), dont les organisateurs déclarent que sans cette aide le lieu serait resté vide. Vu le résultat, confus et opaque, il aurait peut-être mieux valu qu’il le restât.
« Wrong Way Time »
De façon générale, dans les pavillons nationaux disséminés dans les Giardini, le visiteur a droit à une diversité plutôt réjouissante. Cependant, si l’inventivité des artistes s’y exprime sous des formes plastiques variées (le plus souvent des installations), il semble que les créateurs soient tous préoccupés par les injustices du système capitaliste mondialisé, par la misère des pays pauvres et l’indifférence de l’Occident, ou par les problèmes écologiques. Bref, les artistes n’oublient pas qu’ils sont également citoyens.
L’œuvre de Fiona Hall présentée au pavillon australien récemment reconstruit, Wrong Way Time (que l’on peut traduire par « L’époque qui a pris un mauvais chemin »), est exemplaire de cette attitude. L’artiste a collaboré avec les tisseuses du désert Tjanpi d’Australie, des femmes aborigènes connues pour leurs travaux qui représentent des espèces locales en voie de disparition. Posés par terre, accrochés aux murs ou nichés dans des vitrines, des animaux en tissu, des billets d’argent, des personnages réalisés à partir d’uniformes militaires, des « choses » trouvées et surtout une foultitude de coucous silencieux forment un ensemble impressionnant. Cette prolifération ambiante a quelque chose du cabinet de curiosités. D’après Fiona Hall, les nombreux objets présentés, aussi disparates soient-ils, évoquent ici l’interaction de la politique, les finances et de l’écologie.
Au cabinet de curiosités australien se substitue dans le pavillon canadien un petit supermarché, un « dépanneur », terme employé par les Québécois pour désigner un commerce ouvert tard la nuit et où l’on peut se procurer pratiquement n’importe quel produit alimentaire et domestique. Le spectateur de l’œuvre réalisée par le collectif BGL peut effectuer une déambulation semblable à celle que chacun opère tous les jours dans les lieux qu’il habite et fréquente. Il en résulte un état de confusion, causé par une fiction construite à partir d’objets connus. Les « employés » ne cessent de déplacer les éléments, manière de réduire l’écart entre l’art et le réel. Malgré ces permutations, l’œuvre a cependant peu en commun avec l’un des stéréotypes principaux de l’art contemporain, celui du chantier ou art in progress.
Concept et bricolage
Un peu partout à la Biennale, on a l’impression que les artistes cherchent à donner à leurs travaux une logique, un code, qui s’inspire de l’un de ces catalogues élaborés jadis par les artistes conceptuels. À une différence près : les créateurs ne renoncent pas à leur capacité de bricoleurs (pour ne pas utiliser le mot banni de « savoir-faire »). Ainsi, Chiharu Shiota métamorphose le pavillon japonais, sans doute le plus populaire auprès du public. Cette Pénélope moderne tisse l’espace, le remplit d’une nuée de fils rouges auxquels elle attache une multitude de clés usées (50 000), métaphores de récits vécus. Volumes sans corps ou formes en expansion, les fils sont avant tout des signes et des gestes qui traversent l’espace et le matérialisent sous forme de réseaux de densité variable. Étoile montante, Chiharu Shiota jouit ces dernières années d’une visibilité extraordinaire. Malgré la beauté indéniable de son travail, on peut se demander si cette accélération (entretenue par ses galeries ?) n’introduit pas une certaine répétition dans sa production plastique.
Les artistes Joanna Malinowska et C.T Jasper, dont l’œuvre occupe le pavillon polonais, partagent le même souci esthétique, mais le mettent au service d’une cause qui déborde le champ artistique. Attiré par des sons d’opéra, le visiteur découvre un spectacle apparemment surréaliste. Projeté sur un écran géant en demi-cercle, un film montre cinq acteurs qui chantent sur fond de village haïtien. L’ensemble des habitants, réunis pour l’occasion, assis sur des sièges de fortune, écoutent la musique avec une attention soutenue. De temps à autre, le bruit d’une motocyclette, l’aboiement d’un chien ou de la poussière dans l’air viennent imperceptiblement rompre cette atmosphère cérémonielle. Sans entrer dans les détails historiques qui expliquent les raisons pour lesquelles les artistes font un remake du film Fitzcarraldo (1982) de Werner Herzog, soit l’histoire d’un aventurier qui a décidé de construire un luxueux opéra en Amazonie, cette mise en scène étonnante interroge la réaction spontanée du spectateur. De fait, comment justifier la surprise face à ce « renversement culturel » autrement que par notre vision de l’Occident comme lieu naturel de l’high art, confiné dans un circuit figé à jamais ? Joanna Malinowska et C.T Jasper sont à leur façon des ethnologues décalés qui savent faire bouger les lignes et critiquer en finesse le colonialisme, sans la caution officielle du post-colonialisme.
Tensions, angoisse
Les rapports tendus entre les peuples sont évoqués également par l’artiste israélien Tsibi Geva, dans une œuvre dénommée Archéologie du présent. Connu pour sa position critique à l’encontre de la politique de son pays, l’artiste a recouvert la façade de son pavillon à l’aide de pneus usés, formant ainsi comme un bunker oppressant. À l’intérieur, un bric-à-brac d’objets, dispersés comme dans un dépôt-vente. On songe aux Nouveaux Réalistes, un sentiment d’angoisse en plus. Des peintures aux figures noires (représentant des guerriers ?) sont accrochées aux murs. Au fond, une vidéo montre un paysage urbain, séparé du spectateur par une grille. Sommes-nous à l’intérieur ou à l’extérieur ? Ou encore, l’artiste suggère-t-il un lieu carcéral ?
Manifestement, le chaos géopolitique est partout. Explicitement avec le plasticien serbe, Ivan Grubanov. Dans le pavillon de son pays, jonchant le sol, des drapeaux froissés aux couleurs de nations qui ont disparu de la carte depuis peu de temps (la RDA, la Yougoslavie…) ou d’autres qui n’existent pas – la « Tellurie », nation inventée pour l’occasion. Le titre de cette installation ? United Dead Nations. On ne saurait mieux dire.
En dehors des Giardini, au monastère de San Lazzaro, a échoué le pavillon arménien. En toute logique, il est déplacé comme fut déplacée (une monstrueuse litote) la nation arménienne. Vidéos, collages, photographies, sculptures : tous ces travaux parlent de la mémoire qui n’est pas disparue. Rien d’expressionniste toutefois ici, aucune vision d’horreur ; les artistes rendent présente la perte et non pas l’objet perdu. En d’autres termes, aux cris, ils ont préféré les chuchotements. Le choix du pavillon arménien comme lauréat du Lion d’or est-il artistique ou politique ?
« Événements collatéraux » : une expression peu poétique et encore moins valorisante employée pour qualifier les 44 événements qui se déroulent en marge de la Biennale. En réalité, parmi ces manifestations, on trouve plusieurs « pépites » qui valent plus que le détour. Commençons par la peinture. Au Palazzo Falier, l’œuvre irradiante de Sean Scully dégage une vibration de sensualité discrète. À la Scoletta dei Tiraoro, les toiles figuratives et abstraites de l’artiste catalan Antoni Clavé se rapprochent plus de tableaux-reliefs, tant par l’importance que par la variété des éléments introduits. Puis, pour la sculpture, il faut s’aventurer à la Fondation Giorgio Cini (île de San Giorgio Maggiore). Magdalena Abakanowicz d’abord. Ses personnages anonymes, individus ou coquilles d’individus sans tête, sont réalisés à partir de tissus lourds. On est loin ici d’une description minutieuse ; plutôt la densité d’une présence que la précision d’un détail. Dans ce même lieu, les visages énigmatiques en albâtre de Jaume Plensa, merveilleusement éclairés, sont des figures en suspension, sans poids ni volume.
Enfin, au centre de Venise, au Palazzo Fortuny, Axel Vervoordt et Daniela Ferretti explorent les proportions en art, en musique et en science. Les œuvres et les objets, venus d’horizons différents, partagent la même géométrie tremblante et forment des rencontres miraculeuses. Un seul mot vient à l’esprit : la grâce.
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Un monde sans pitié
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°437 du 5 juin 2015, avec le titre suivant : Un monde sans pitié