Art contemporain

Un marché en quête de maturité

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 30 septembre 2014 - 1605 mots

Un nombre croissant de galeries, des ventes publiques de qualité inégale, des collectionneurs souvent spéculateurs : le marché de l’art urbain est en nette progression, mais seule une minorité d’artistes en profite.

Vous avez dit paradoxe ? L’art urbain, longtemps associé à une forme de gratuité, mâtiné d’une volonté – réelle ou affichée — de transgression et de contestation est aujourd’hui omniprésent sur le marché de l’art à Paris comme à Londres et New York. Dans ce petit monde, foisonnant et hyperconcurrentiel, galeries et maisons de ventes ne reculent devant rien pour attirer l’attention du microcosme et des collectionneurs. Le 20 septembre, à Paris, deux jours après le vernissage de son exposition consacrée à Gully, Opera Gallery invitait les amateurs à une chasse au trésor organisée dans ses murs au 356 rue Saint Honoré. L’enjeu ? Gagner une toile du jeune graffeur d’une valeur de 18 000 euros. L’opération de marketing a été montée de manière décomplexée en étroite relation avec deux autres instigateurs de l’envolée de l’art urbain sur le marché : la presse (le magazine Art actuel consacre sa une de septembre-octobre à l’œuvre de Gully à gagner) et les ventes publiques représentées par David Benhamou, alias David Maquis-art, et Maurice Grinbaum, respectivement expert et consultant des ventes Street art de Cornette de Saint-Cyr. Les deux hommes sont aussi les agents du jeune artiste.

Résultat ? Le 18 septembre, la moitié de la trentaine de tableaux proposés entre 20 000 et 35 000 euros par Opera Gallery a trouvé preneurs. « Il y a deux ans, la fourchette des prix des œuvres de Gully se situait entre 6 000 et 15 000 euros », explique Fatiha Amer, la directrice de la « filiale » française du groupe qui en compte onze à travers le monde.

Les racines du street art
C’est sur la côte Est des États-Unis que l’art urbain est né à la fin des années 1960. Manhattan fut dans les années 1970 sa terre d’élection et l’épicentre du mouvement. C’est là, sur les tôles du métro de la Big Apple, que Seen, Zephyr et Fab Five Freddy exercèrent leurs talents. Là que Basquiat fit son apparition sur les murs de la ville aux côtés des dessins ludiques de Keith Haring. Dans les années 1980, le street art traverse l’Atlantique pour prendre pied en Angleterre avant d’essaimer dans le monde entier. À Paris, dans les années 1980, ils ne sont pas plus d’une quinzaine à travailler dans la rue. Gérard Zlotykamien, le précurseur, trace sur les murs ses silhouettes naïves. Bando pose ses graffs sur les quais et sous le pont du Carrousel, Blek le Rat ses pochoirs dans le quartier latin. Jérôme Mesnager, Jean Faucheur, Psyckose, Jef Aerosol et bien d’autres leur ont emboîté le pas faisant fleurir leurs graffitis sur les palissades du Louvre et les murs de Stalingrad.

Leurs sources d’inspiration ? Les figures iconiques de Basquiat et de Keith Haring, et les pochoirs d’Ernest Pignon-Ernest. Le déclic ? La découverte de la bombe aérosol qui offre rapidité d’exécution et distance par rapport au support. En 1985, la publication du Livre du graffiti de Denys Riout, suivie d’une floraison d’articles de presse, d’émissions de télé et de radio, permettent aux street artistes de sortir de l’anonymat. S’ensuivent une première exposition collective organisée, cette même année, rue Saint-Claude dans le Marais, puis une autre de pochoirs chez Agnès B. En 1991 à Paris, Magda Danysz expose dans sa première galerie rue Keller, des œuvres de Shepard Fairey. « Nous avions tout vendu. Les prix étaient alors très bas, entre 1 500 et 2 000 euros, vingt fois moins élevés qu’aujourd’hui », se remémore la galeriste de la rue Amelot. Au début des années 1990, la guerre du Golfe a marqué un coup d’arrêt à l’envolée des prix. En 2008, l’exposition « Street Art » présentée à Londres à la Tate Modern, suivie de « Tag », au Grand palais au printemps 2009, contribuent à donner une crédibilité, un rayonnement international et un nouveau souffle à ce marché. L’art urbain serait-il le phénomène artistique le plus important de ces dernières décennies ? Les marchands et maisons de ventes feignent d’y croire.

Une cote montée en flèche
Sans cesse en quête de nouvelles tendances, d’une once de fraîcheur et d’une pointe de subversion pour appâter leurs clients, les maisons de ventes publiques sont rapidement entrées dans la danse. Les premiers ballons d’essais ont été lancés par Artcurial. Arnaud Oliveux, commissaire-priseur et spécialiste en art contemporain, insère en 2006 une dizaine de pièces d’art urbain dans une vente d’art contemporain organisée à l’hôtel Dassault. Les estimations sont décuplées. Même succès en 2007. En un an les tableaux de JonOne, proposés sous les ors du Rond-Point des Champs-Élysées, passent de 5 000 à 20 000 euros. En février 2008, Artcurial organise sa première vente spécialisée et obtient 455 000 euros de chiffre d’affaires. Six ans plus tard, le chiffre d’affaires street art d’Artcurial a triplé. « En 2005, nous ne vendions pas les œuvres d’Invaderà 600 euros. Elles partent aujourd’hui entre 15 000 et 30 000 euros », souligne Arnaud Oliveux.

Les clients ? Des trentenaires et des quadras passionnés de graffitis, des collectionneurs d’art contemporain lassés de l’hermétisme de l’art conceptuel et une multitude de spéculateurs et autres fonds de placements en quête de bonnes affaires.

Sur les pas d’Artcurial plusieurs autres acteurs des enchères, dont Piasa à Paris et Leclere à Marseille, ont tenté leur chance avec un succès inégal. Cornette de Saint-Cyr s’est lancée à son tour en 2009 en liaison avec Millon & associés. « Graffiti street art », leur première vente, était composée à 90 % d’œuvres glanées directement auprès des artistes par l’expert David-Maquis-art. Lors de leur dernière vacation, en avril dernier, seuls 33 des 59 lots proposés par Cornette de Saint-Cyr ont trouvé preneurs. Nouvelle venue sur ce créneau très convoité, Marielle Digard nourrit de grandes ambitions. La commissaire-priseur parisienne s’est associée avec Mary McCarthy, spécialiste reconnue d’art urbain, débauchée à Londres auprès de la maison de ventes britannique Dreweatts.

Habilement organisée en octobre 2013 durant l’exposition éphémère de street art de la Tour 13, la première vente Digard (2,2 millions de chiffre d’affaires) fut un succès. Un succès que la société n’a pu réitérer huit mois plus tard lors de sa seconde vacation. « Les maisons de ventes publiques ? Ce sont des rouleaux compresseurs. Mais, si on veut exister, il faut travailler en bonne intelligence avec eux », lance Gautier Jourdain de la galerie Mathgoth. Les observateurs dénoncent aussi les cotes artificiellement dopées par des galeristes qui rachètent sans vergogne les pièces de leurs protégés. Voire par les artistes eux-mêmes n’hésitant pas à négocier avec les collectionneurs – une œuvre achetée aux enchères contre une œuvre offerte à l’atelier – pour se hisser toujours plus haut sur les cotes d’Artprice.

Banksy loin devant
Aujourd’hui, le marché est dominé par la figure du Britannique Banksy qui caracole en tête, loin devant ses confrères. Ses images humoristiques et poétiques et ses slogans antimilitaristes et anticapitalistes ont la faveur du public. Son record en ventes publiques (1,1 million d’euros chez Sotheby’s New York) remonte à février 2008. Suivent, par ordre décroissant, l’Américain Kaws (182 000 euros en mai 2014 chez Sotheby’s), les jumeaux brésiliens Os Gemeos, à égalité avec l’Américain Seen (92 000 euros), devançant un autre Américain Shepard Fairey (52 000 euros) et le Français JR (40 000 euros). Le taux de croissance de l’art urbain est rapide : 90 % sur une décennie selon Artprice. On observe néanmoins que seule une poignée d’artistes dépasse la barre des 100 000 euros et seulement une dizaine celle des 20 000 euros.

Dans le sillage des maisons de ventes, une multitude de galeries se sont lancées dans la spécialité. À l’échelle mondiale, Samantha Longhi, rédactrice en chef de Graffiti art magazine, en recense environ 300. À Paris, une quinzaine ne fait que cela. Tandis qu’une trentaine organise des expositions régulières. « Il y a à boire et à manger. Beaucoup de galeries apparaissent et disparaissent aussitôt », note David Maquis-art. La grande majorité des œuvres se négocie entre 2 000 et 20 000 euros. Pour acquérir une pièce du Portugais Vhils, comptez entre 7 000 et 25 000 euros chez Magda Danysz. Le galeriste Franck Le Feuvre propose des toiles colorées de JonOne entre 7 000 et 15 000 euros. Et des œuvres d’Ella & Pitr, qui appartiennent au petit bataillon des figures émergentes, entre 1 000 et 5 000 euros. Chez Mathgoth, les œuvres historiques de Gérard Zlotykamien partent entre 2 000 et 6 000 euros.

Quel est le poids réel de l’art urbain sur le marché de l’art français ? Le chiffre d’affaires des ventes publiques d’art urbain a atteint 5 millions d’euros en 2013 soit environ 1/6e du produit total (30,2 millions d’euros qui couvre la période du 1er janvier au 31 décembre 2013 selon le rapport annuel d’Artprice) des ventes publiques d’art contemporain réalisées en France. Aujourd’hui, les propositions artistiques se sont multipliées dans la rue. Mais, rares sont les artistes qui vivent de leur art. Nombre d’entre eux appréhendent la rue comme un tremplin, comme un moyen d’attirer l’attention d’un galeriste afin qu’il leur donne leur chance. La sincérité et l’authenticité de ces formes d’expression survivront-elles à cette course effrénée ? « Il y a trop d’argent en jeu, trop de compétitivité. Ou le mouvement s’arrête, ou une décantation opère pour ne laisser la place qu’aux meilleurs, qu’à ceux qui ont vraiment quelque chose à dire », confiait l’an passé Blek le Rat à Karen Brunel-Lafargue, auteure de L’art se rue 2 (h’Artpon Éditions).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°420 du 3 octobre 2014, avec le titre suivant : Un marché en quête de maturité

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