PARIS
Démocratiser l’art grâce à l’estampe et à la gravure, c’est le pari que se lance Jacques Putman dans les années 1970, en vendant des lithographies bon marché dans les supermarchés Prisunic. Le début d’une aventure actuellement évoquée dans une exposition au MAD…
« Jacques Putman, avant Prisunic, n’était pas éditeur, mais critique, mettons écrivain d’art. » Ce sont les propos de Pierre Alechinsky, rapportés dans le catalogue de l’exposition « L’estampe, un art pour tous », organisée au Musée des beaux-arts de Nancy en 2011. Pour l’historien de l’art et conservateur Rainer Michael Mason, Jacques Putman (1926-1994) est d’abord « un homme de plume », dont l’engagement a perduré de ses premières chroniques en 1946 (comme correspondant au journal parisien Arts) jusqu’à l’une de ses dernières notes, sur Daniel Humair, en 1987. Un engagement continu qui s’incarne aussi dans la collaboration pérenne de Jacques Putman avec la revue L’Œil, dès 1960 et au-delà de 1970.
Par sa pratique de critique, Jacques Putman soutient les artistes qui sont importants à ses yeux. Il les défend par l’écriture, mais aussi en les mettant en lien avec son réseau professionnel : ainsi présente-t-il Pierre Alechinsky à Georges Bernier, journaliste et fondateur de L’Œil, et à Franz Meyer, historien d’art et directeur de musée suisse. Diffuser, implanter, faire reconnaître les artistes qu’il apprécie, en France, mais aussi à l’étranger. Voilà le désir profond de Jacques Putman. Ce qui guide sa pratique d’écrivain d’art et qui guidera sa pratique éditoriale. Celle-ci commence donc avec les Suites Prisunic : opération de démocratisation et de popularisation de l’art contemporain. Bram van Velde en sera le premier bénéficiaire. Comme le seront d’autres artistes, amis et collaborateurs, qui graviteront autour de Putman éditeur. Jean Messagier, Pierre Courtin, Pierre Alechinsky. Un noyau originel qui, dans les années 1960, s’élargit avec Arman, Max Ernst ou Jean Tinguely.
La formule est de Denise Fayolle. C’est elle qui, dans le cercle des magasins Prisunic, impulse cette idée de réaliser des suites de gravures originales contemporaines. Et Jacques Putman en orchestrera la réalisation, grâce à l’intermédiaire de son épouse Andrée Putman, alors directrice artistique collaborant avec la chaîne des magasins Prisunic. Pour l’époque, l’enjeu est téméraire et fort novateur. Faire réaliser des estampes originales par des artistes de talent ayant une certaine notoriété, tirées en 300 exemplaires de qualité, en collaboration avec une maison d’imprimerie parisienne de renom. Et vendre chaque lithographie, en libre-service dans les magasins Prisunic, tout cela pour une somme modeste, la même pour tous : 100 francs, à la base. Il fallait oser et convaincre et les artistes et les acheteurs ! Défiant les lois du marché et les réserves suspicieuses envers l’image multipliée, l’entreprise remporte un certain succès. Qu’il s’agisse de collectionneurs aguerris ou de jeunes amateurs plus modestes, les acheteurs furent rassurés sur la dignité culturelle de leur achat : malgré le bas prix, le caractère d’original multiple de l’estampe séduit, tout comme le prestige de sa qualité de réalisation. Favorisant cette opération, la collection dirigée par Jacques Putman fut accompagnée de catalogues à visée pédagogique. À l’intérieur, reproductions et textes de spécialistes visaient à faire caution. Ainsi, les Suites Prisunic trouvèrent une légitimité aux yeux de tous et même une reconnaissance muséale, saluées par la revue du Comité national de la gravure, Les Nouvelles de l’estampe ! En France et à l’étranger, de 1967 à 1972, les estampes furent ainsi commercialisées dans les grands magasins Prisunic, mais aussi grâce au réseau commercial développé par Jacques Putman : marchands, galeries d’art ou particuliers contribuent à la réussite de cette opération.
Il faut dire que la qualité des œuvres réalisées est au rendez-vous. Très différente des techniques modernes de restitution par sérigraphie, offset ou impression numérique, la pratique de l’estampe originale réactive au contraire les vieux métiers traditionnels de la taille-douce, de la planographie, de la taille d’épargne. C’est cette tradition qu’explorent les artistes invités à participer à l’opération Prisunic. Bram van Velde, Pierre Alechinsky, Jean Messagier, Pierre Courtin, Roberto Matta, Pierre Tal Coat…, tous ont sans aucun doute été stimulés par la spécificité et par le plaisir inhérent à cette expérimentation technique : un face-à-face à l’atelier, physique et sincère (sans repentir possible), mais aussi un échange riche avec un lithographe ou un taille-doucier. Pierre Badey par exemple, entré en 1961 chez Clot, Bramsen et Georges (imprimerie parisienne de renom qui fut partenaire de Prisunic), deviendra le lithographe exclusif de Bram van Velde. Libres à l’intérieur d’un cadre (avec format imposé), ces artistes ont su proposer des expressions variées et singulières, adaptées à leur propre pratique picturale. De par leur diversité stylistique, les Suites Prisunic proposent un panorama de la création moderne, mêlant abstractions, figurations, pop art… Une partie de ces Suites est actuellement visible au Musée des arts décoratifs au sein de l’exposition « Le design pour tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française ». Y est présentée une sélection de catalogues et d’estampes. Parmi les plus belles ? Printemps à mille cœurs, de Jean Messagier, une pointe sèche, en rouge, de 1967, coup de cœur d’Éléonore Chatin, directrice de la Galerie Putman, qui aime tout particulièrement « cet enroulement du trait, magnifique, que l’on retrouve dans nombre de ses gravures et ce titre poétique, si emblématique de l’univers de l’artiste ».
L’activité éditoriale de Jacques Putman se poursuivra donc, bien au-delà des Suites Prisunic. Dans un cadre plus privé, rue des Grands-Augustins. Jacques Putman y fait vivre le fonds des Suites Prisunic dont tous les tirages n’ont pas été commercialisés, mais désire aussi éditer de nouvelles choses. D’abord seul, puis en collaboration avec Catherine Béraud, qui entre dans sa vie au milieu des années 1970 et qui deviendra sa femme en 1986. Jusqu’à la mort de Jacques en 1994, le couple s’est uni à travers une même passion qui s’est enrichie de l’expérience de chacun. Parallèlement à l’organisation d’expositions arlésiennes à la chapelle de la Charité, Catherine accompagne Jacques dans ses activités éditoriales. On y retrouve une fidélité aux artistes présents dans les Suites : Alechinsky, Courtin, Max Ernst, Messagier, Bram van Velde. Mais Catherine amènera aussi un regard nouveau et élargira ce cercle originel à de nouveaux noms, parmi lesquels Pierre Buraglio, Alain Clément, Daniel Humair, Bengt Lindström ou Jean-Pierre Pincemin. Cette aventure, après 1994, Catherine Putman la poursuit seule. Continuant à faire vivre le fonds historique initié par Jacques, elle s’engage aussi dans de nouvelles expériences, toujours avec exigence et souci de qualité. Elle veut s’ouvrir à de nouvelles générations et renouveler les expressions. Qu’il s’agisse d’artistes de renom, plus marginaux ou dont certains aspects de l’œuvre restent méconnus en France, nombreux et talentueux sont les artistes avec lesquels Catherine Putman travaillera. Parmi eux : Georg Baselitz, Jörg Immendorff, Markus Lüpertz, Tony Cragg, Geneviève Asse, Isabelle Champion Métadier, Henri Michaux, Bernard Moninot, Georges Rousse, Antonio Saura, A.R. Penck, Gérard Traquandi, Sophie Ristelhueber ou Agathe May. Pendant 15 ans, cet échange conduira à une importante production éditoriale. Plus de trois cents pièces sortiront des éditions Putman. Et de nombreuses publications, d’ouvrages collectifs ou monographiques, en restituent la mémoire. Parmi ces créateurs, certains ont continué à perpétuer les techniques traditionnelles de l’estampe. Tandis que d’autres ont choisi de nouvelles voies pour réinventer l’image multipliée, comme Pierre Buraglio ou Georges Rousse. Les temps ayant changé, Catherine a dû aussi repenser son métier, laissant derrière elle la frénésie des années 1970 pour des tirages moins nombreux et nécessitant une plus grande exigence de qualité encore.
Désirant faire évoluer son activité d’éditeur, Catherine Putman finit par ouvrir un espace au public, rue Quincampoix. C’est le début de la Galerie Putman. Nous sommes en 2005. Parallèlement à la production éditoriale et à l’image multipliée, la galerie s’ouvre de manière plus large aux « œuvres sur papier ». Œuvres uniques et multiples seront ainsi soutenues. Diffusées dans des expositions organisées à la galerie, mais aussi dans des foires, Art Basel, Arco, la Fiac, Art Paris ou le salon du dessin contemporain. Par cette nouvelle direction, Catherine Putman initie et pressent ce qui s’impose comme une tendance du marché et de l’art : une mode pour le dessin dont l’engouement ne cessera de croître. Après la mort subite de Catherine en 2009, c’est Éléonore Chatin qui reprend la direction de la galerie. « Dans une cohérence absolue », précise Éléonore qui, avant de connaître les Putman, fut l’auteur d’un mémoire sur les livres illustrés d’Alechinsky. Par affinités électives, passion partagée, Éléonore Chatin est aujourd’hui héritière d’une histoire. Heureuse de faire revivre le fonds historique initié par le couple Putman et d’en perpétuer l’activité éditoriale, tout en ayant la liberté stimulante de découvrir et de se lancer dans de nouvelles collaborations. Après une période de « désamour », les jeunes créateurs réaffirment aujourd’hui un intérêt pour l’estampe et collaborent avec plaisir aux aventures éditoriales que leur propose Éléonore Chatin. Avec fidélité aux artistes et goût de l’exigence, qu’il soit de l’œuvre unique ou du multiple, la Galerie Putman continue aujourd’hui de toucher un public varié, riches collectionneurs ou jeunes étudiants modestes… Une suite heureuse aux Suites.
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Suites Prisunic, l’aventure de la beauté pour tous
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°752 du 1 mars 2022, avec le titre suivant : Suites Prisunic, l’aventure de la beauté pour tous