Hyperactif, pugnace et provocateur, Serge Lemoine a réveillé le Musée de Grenoble
avant de dynamiser celui d’Orsay.
Un portrait de Serge Lemoine implique un exercice quasi schizophrénique. Car l’homme est paradoxal, partagé entre l’enseignant rieur et généreux et le lobbyiste aux sorties fracassantes. Ses anciens élèves et des artistes comme François Morellet ou Christian Boltanski saluent sa fidélité. « Sous ses aspects trempés, c’est un cœur d’or. On l’a vu dans sa façon d’entourer les derniers jours de la vie d’Aurelie Nemours », affirme Henriette Joël, secrétaire générale de la Société des amis du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Activiste efficace, il est parvenu à réveiller le Musée de Grenoble, puis celui d’Orsay, à Paris, dont il est le président. Mais cet adepte de la compétition se claquemure aussi dans les clivages du genre Orsay/Louvre ou gauche/droite. Sa fascination des politiques n’en finit pas non plus d’agacer. Comme eux, il occupe le terrain en déployant une énergie jusqu’au-boutiste souvent fructueuse pour ses institutions. Mais à trop jouer la carte du péremptoire, il frise la maladresse.
Pensée dans l’action
Formé par l’historien de l’art Jacques Thuillier, Serge Lemoine opte en 1969 pour l’enseignement à l’université de Dijon tout en devenant conseiller artistique pour la Région Bourgogne (de 1969 à 1981). Il compte parmi les premiers à enseigner l’art d’après-guerre en France. « Dans un contexte d’avant 1980, je lui dois l’ouverture sur l’étranger, notamment l’Allemagne », observe Yves Aupetitallot, directeur du Magasin, à Grenoble. La préférence affichée de Lemoine pour l’abstraction géométrique en a souvent fait un timonier du cercle et carré. « Est-ce que l’on dit que Michel Laclotte est un fanatique des primitifs siennois ou que Pierre Rosenberg est un fanatique de Poussin ?, s’interroge-t-il. C’est vrai que je préfère Max Bill à Baselitz, mais cela ne m’empêche pas d’apprécier son travail et de pouvoir en parler. » Derrière l’étiquette minimalistico-dogmatique pointe une réelle ouverture. Serge Lemoine a ainsi défendu des artistes comme Christian Boltanski ou Annette Messager que l’on ne saurait associer à l’angle droit ! Sa lecture formaliste de l’œuvre de Boltanski laisse toutefois perplexe… Provocateur dans l’âme, Serge Lemoine l’est jusque dans ses méthodes d’enseignement. « C’est un très bon vulgarisateur, qui sait prendre ses étudiants en leur sortant des monstruosités. Il pouvait susciter des réactions violentes, rappelle Franck Gautherot, codirecteur du Consortium, à Dijon. Avec lui, on découvrait des artistes comme on découvrait des disques 45 tours. C’était une pédagogie de l’enthousiasme. » Le point fort de Lemoine ne relève pas du magistère, mais de la mise à l’étrier. « Il aide ses étudiants, les pousse à publier. Il aime à croire qu’ils ont un potentiel », confirme l’historienne de l’art Annie Claustres. Avec dix-huit anciens élèves, Lemoine projette d’ailleurs la publication chez Larousse d’une histoire de l’art du XXe siècle. Ce réseau d’anciens étudiants, aujourd’hui aux commandes de postes à responsabilités, est-il un instrument de pouvoir ? « Ce n’est pas un réseau au garde-à-vous. C’est plus un fan-club, ce qui est beaucoup moins efficace qu’un réseau », s’amuse Franck Gautherot.
Historien de l’art, Serge Lemoine ne conçoit pas moins sa pensée dans l’action. « Il a le profil du connoisseur. Il maîtrise beaucoup de choses sur différentes strates, les petits maîtres notamment, mais, en même temps, il est hyperactif », souligne l’historien de l’art Pascal Rousseau. « Henri Focillon était à la fois directeur de musée et professeur à la faculté de Lyon. Maurice Besset était directeur du Musée de Grenoble et avait la chaire d’histoire de l’art à la faculté des lettres de Grenoble, rappelle Lemoine. On voit bien que c’est le même métier. Si l’on est sérieux, il n’y a pas d’incompatibilité. » Conseiller artistique pour la Région Bourgogne, il développe un parc de sculptures dans le campus de Dijon. Il suscite la première commande publique pour Pierre Soulages, organise en 1973 l’exposition de Boltanski, Messager et Jean Le Gac au Musée Rude de la ville et soutient l’initiative du Coin du Miroir, futur Consortium.
Réforme sans inhibitions
En 1986, il obtient la direction du Musée de Grenoble, institution prestigieuse mais alors ronronnante. « Il n’y avait plus de programmation, de gardiennage, d’administration. Les locaux étaient dans un état de délabrement », égrène Serge Lemoine. Sous son égide, l’établissement s’impose en référence, bénéficiant d’un rayonnement bien au-delà de son périmètre. Lemoine reste encore très attaché à ce musée, au point de jouer parfois les belles-mères avec son successeur… Son bilan dauphinois compte toutefois un bémol, sa guerre larvée avec le Magasin. « Il avait une totale incapacité à comprendre la complémentarité des deux institutions. Il aurait aimé avaler le Magasin », souffle un observateur.
Alors qu’il briguait pour la seconde fois la direction du Musée national d’art moderne (MNAM), Serge
Lemoine décroche le gouvernail d’Orsay en 2001. Il y est cueilli à froid par une fronde de conservateurs menée par Anne Distel. Ces derniers pestent alors contre le décret élargissant l’accès à la direction du musée à un fonctionnaire non issu du corps des conservateurs. Malgré les résistances, Lemoine mène une réforme sans inhibitions en réorganisant le service culturel et l’organigramme entier du navire. Photographe amateur, il inaugure au sein de l’établissement une galerie dédiée à ce médium. Le coup de maître des « Origines de l’abstraction », en 2003, cristallise les craintes des dix-neuviémistes : la peur panique d’une mutation vers le XXe et le choix d’un universitaire comme commissaire ! En sursignant cette exposition, Serge Lemoine s’en est toutefois approprié les bénéfices médiatiques, de sorte que l’on oublierait presque que Pascal Rousseau en était le commissaire.
Bien que, aux dires des familiers, l’impressionnisme ne serait pas sa tasse de thé, Serge Lemoine connaît bien le XIXe siècle. « Quand je suis arrivée en 1979 à la faculté de Dijon, pendant deux ans il a fait un cours sur l’histoire de la sculpture, dont un an entier sur la sculpture du XIXe, rappelle Catherine Chevillot, conservatrice au Musée d’Orsay.
À l’époque, c’était rare, pour ne pas dire inexistant. L’une des constantes de son approche est de dire qu’il n’y a pas de rupture entre les arts. » L’intéressé invoque aussi régulièrement son goût pour les paysages de Jean-Paul Laurens ou son admiration pour Puvis de Chavannes, auquel il a consacré une exposition au Palazzo Grassi, à Venise, en 2002. « C’est par Puvis de Chavannes que l’on comprend Gauguin ou Seurat, et pas par Monet ou Pissarro », déclare Lemoine ; avant de lancer (provocation ?) : « Pour moi, finalement, les deux plus grands artistes sont Ingres et David. » Sauf que le meilleur d’Ingres tout comme l’œuvre de David se trouvent au Louvre !
Instinct de défiance
Pour faire dialoguer l’art ancien et contemporain, Serge Lemoine a lancé voilà deux ans les « Correspondances ». « Mon idée était de faire comprendre que l’art visible à Orsay était vivant, explique-t-il.
J’ai pensé que le regard des artistes contemporains permettrait de mieux faire comprendre l’art du XIXe siècle, et inversement. » Lorsque le Louvre lance le programme des « Contrepoints », sous la direction de Marie-Laure Bernadac, Lemoine crie au plagiat. Henri Loyrette, ancien directeur du Musée d’Orsay et actuel président du Musée du Louvre, avait pourtant déjà présenté une installation de Giuseppe Penone à Orsay en 2001. Au Louvre, en 2003, il avait fait intervenir James Coleman dans l’exposition « Léonard de Vinci ». « La mission que m’a confiée Henri Loyrette dès l’automne 2002 s’inscrit non seulement dans l’héritage et la poursuite d’une tradition, dans la suite du travail qu’il avait déjà réalisé à Orsay, mais aussi dans la logique de mon profil professionnel, insiste Marie-Laure Bernadac. Les projections au Louvre de Jenny Holzer ont eu lieu en 2001. J’ai rencontré Henri à ce moment, puis lors de la rédaction de mon rapport en 2002 pour le Quai Branly sur la politique à mener en matière d’art contemporain. Le Quai Branly n’ayant pas donné suite, il m’a paru plus judicieux de mener cette politique au Louvre. » Cette querelle pirandellienne est révélatrice de l’instinct de défiance de Serge Lemoine. « Il veut son jouet et celui des autres », lance un proche. Le pragmatique se déroberait-il au principe de réalité ? « Ce sera un éternel insatisfait. Il n’a pas obtenu ce qu’il voulait, Beaubourg », note un observateur. Insatisfait ou pas, l’hyperactif continue à militer efficacement pour la cause du Musée d’Orsay, qui fêtera l’an prochain ses vingt ans.
1943 Naissance à Laon (Aisne). 1968-1986 Chargé de cours puis maître de conférences à la faculté des lettres de Dijon. 1981-1987 Professeur à l’École du Louvre. 1986 Conservateur en chef du Musée de Grenoble. 1989 Nommé professeur à l’université de Paris-IV. 2001 Directeur du Musée d’Orsay. 2004 Président de l’établissement public du Musée d’Orsay. 2007 Vingt ans du Musée Orsay.
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Serge Lemoine, Président de l’établissement public du Musée d’Orsay
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°234 du 31 mars 2006, avec le titre suivant : Serge Lemoine, Président de l’établissement public du Musée d’Orsay