PARIS
Photographies et films ont construit un univers singulier, à nul autre pareil. Jusqu’au MAM de Paris ce mois-ci, aucun musée d’art moderne et contemporain ne lui avait consacré une grande exposition.
On ne s’empare pas comme cela de la vie de Sarah Moon. Surtout quand l’artiste a toujours refusé que l’on retrace son parcours. La tentative du Musée d’art moderne (MAM) de Paris d’établir des repères datés, de sa naissance aux dernières réalisations, n’a pas plus abouti que les tentatives précédentes. Le MAM peut bien être le premier musée d’art moderne et contemporain à lui consacrer une exposition, la biographie de la photographe et cinéaste se réduit à une notice courte. La structuration chronologique de l’exposition elle-même, imaginée par Fanny Schulmann, s’est heurtée à des réticences pour revenir à l’idée initiale d’un parcours autour de cinq de ses films. Rétrospectivement, la conservatrice au MAM le reconnaît : « Vouloir donner une structure au parcours de Sarah Moon, c’est faire violence à l’œuvre de l’artiste. »
La seule concession consentie par Sarah Moon est le focus fait au début de l’exposition sur la période 1970-1985 et les commandes photographiques dominées par les publicités réalisées pour Cacharel et pour des magazines de mode prestigieux. Quinze années de « travaux appliqués », comme elle les appelle pour les démarquer de ce qui suivra, qui portent déjà son style propre. Le reste – les années de mannequinat ou les premières photos réalisées de ses amies mannequins – est hors champ, comme les années d’enfance et d’adolescence qui n’appartiennent qu’à elle. En 1967, elle publie ses premières photographies de mode pour L’Express. C’est à ce moment-là que Marielle Sarah Warin choisit le nom de Sarah Moon.
À partir de 1970, c’est elle qui élabore l’image de Cacharel, qui devient synonyme d’un univers onirique de jeunes femmes graciles et évanescentes à la peau diaphane. Le léger flou, la demi-pénombre du cadre, les tonalités sépia ou sourdes de l’image, la finesse des lumières filtrées et l’attitude du ou des modèles suggèrent des bribes d’instants ou de récits. « J’ai toujours senti intuitivement que Sarah ne cherchait pas “la pose”, mais plutôt, à travers certains gestes, certaines expressions fugitives, quelque chose d’inachevé, comme je l’étais probablement, ravie d’être une autre, “to give up the ghost”, afin d’aider à fabriquer l’image », raconte dans le catalogue de l’exposition du MAM Susan Moncur, mannequin qui a posé pour nombre de campagnes de Cacharel. « La vérité n’était pas le propos – ce jour-là, j’étais une femme de passage, dans un café... »
Son esthétique est nourrie de cinéma, de littérature et de l’histoire de la photographie pictorialiste. La photographie de mode narrative, développée dans les années 1960 par Guy Bourdin, de treize ans son aîné, est pour elle une référence. C’est toutefois Robert Delpire « qui lui permet, dès la fin des années 1960 – dans des années qui étaient encore des années de formation –, l’accès comme elle le reconnaît elle-même à une foule d’images allant de l’art le plus élitiste à la culture populaire », rappelle Quentin Bajac, directeur du Jeu de paume, toujours dans le catalogue de l’exposition.
Robert Delpire : le publicitaire, l’éditeur audacieux (de Robert Frank, René Burri, Josef Koudelka…), le producteur de films tout aussi marquants, le directeur artistique (notamment du magazine L’Œil, de 1955 à 1962) et le compagnon de vie. C’est la curiosité de Delpire, qui a vu des photographies de Sarah Moon dans un magazine, qui est à l’origine de leur rencontre à la fin des années 1960. L’intérieur de leur maison parisienne résonne de leur vie commune. Le monde de l’un et de l’autre infuse les pièces foisonnantes de livres et d’objets divers. Des photographies de Sarah Moon accrochées en grappe accompagnent le visiteur dans sa montée de l’escalier menant à l’étage, notamment au vaste et foisonnant bureau de « Bob », reflet de ses rencontres, amitiés, engagements, réalisations, émotions ou goûts pour la nature et les plantes. Plus dépouillée est la « cabane » que Sarah Moon a fait construire juste à l’arrière de la maison pour tenir lieu de bureau-atelier. Deux univers de travail distincts aux logiques visuelles très différentes pour deux esprits indépendants.
Des livres de Sarah Moon édités par Robert Delpire ou des expositions que celui-ci organisa, « l’échange était constant, unique », dit-elle. « Je ne pouvais être à meilleure école. » Le regard de Delpire sur son œuvre, qu’il a « vue se faire », a donné quelques-uns des plus beaux textes sur elle. « J’ai toujours été surpris de la façon dont tu fuis l’évidence, pour glisser sur un morceau de temps, sur un bout d’espace qui devient le tien […]. Toi qui aimes les questions, peux-tu dire ce que tu cherches et se cache aux autres, à moi ? Peux-tu dire ce qui reste en toi de ce qui a vécu ? Peux-tu ? » Elle le peut, évidemment. Il le sait. Ces images de femmes sont des reflets troublants de ce qu’elle est. Il suffit de voir Sarah Moon, de la regarder se mouvoir sans bruit, poser son regard sur vous et de l’entendre pour faire immédiatement le parallèle.
Comme Marguerite Duras, Sarah Moon est une voix. Comme l’auteure du Ravissement de Lol V. Stein avec ses romans, la photographe a fait de ses images fixes ou en mouvement un jeu de miroirs permanent de l’intime, où réalités et fictions se confondent. Portraits, paysages, photographies ou mises en scène d’animaux n’y échappent pas. « On est sûrement habité par tout ce que l’on aime », dit-elle.
Sarah Moon a toujours établi le début de son travail personnel à la mort de son assistant et ami proche Mike Yavel, un jour de l’hiver 1985, et l’usage dès ce moment du Polaroïd noir et blanc pour photographier ce qu’elle ressent. Pourtant, « la rupture n’est pas aussi tranchée qu’il paraît », note Quentin Bajac. « Avec ce nouvel outil, Sarah Moon continue de s’inscrire dans une esthétique de l’accident, dans une grammaire de l’expérimentation et de l’erreur photographique […]. À cette erreur, elle en ajoute volontairement d’autres, rayures, grattage, flou de bougé. » Œuvres personnelles ou commandes, la distinction elle-même est difficile. Expositions, films ou livres se nourrissent des deux. L’exposition au Mam sur cinquante années de création ne fait pas exception dans sa sélection de pièces. « Le réemploi d’une image d’une production à une autre n’obéit qu’à l’instinct, qu’au besoin d’associer à un moment précis telle image avec une autre pour le besoin d’un film, d’une exposition ou d’un livre », explique-t-elle. L’univers visuel singulier, mystérieux et pénétrant que Sarah Moon a construit ne s’inscrit pas dans un temps linéaire, mais dans un temps nucléaire qui s’entretient et s’intensifie grâce à l’énergie qu’il génère et aux composants qu’il met en relation.
Les commandes passées par Issey Miyake, Yohji Yamamoto ou Azzedine Alaïa à partir de la fin des années 1980 ont pu marquer d’autres relations privilégiées construites dans la durée, la transformation de la femme en personnage ne variant pas, ni la délicatesse du regard porté sur elle. Le cirque ou les contes qui ont formé la trame de quelques-uns de ses films les plus célèbres forment d’autres chambres d’écho, d’autres ravissements. L’œuvre, le regard porté sur les êtres, les animaux ou le paysage déjouent les classifications, touchent au sensible, à l’intime, à la fragilité de l’être, du beau et de l’instant, à la grâce et à l’intériorité. D’où son succès. Dior, Iris Van Herpen, différentes éditions de Vogue ou de Numéro, pour la sortie du dernier film de Christophe Honoré, comptent parmi les plus récentes commandes de Sarah Moon.
À 79 ans, Sarah ne se pose guère. Commandes, expositions, projections de films ou signatures de livres induisent des voyages, générateurs d’images de ports, de sites industriels en friche, de gares, de scènes de café ou de bords de mer, autant de lieux qu’elle affectionne. « J’aime le temps du train, les gares, les cafés, car ils sont des no man’s lands, des entre-deux », dit-elle. Ils forment d’ailleurs souvent, entre chien et loup, le cadre hors temps de ses photographies.
L’image chez Sarah Moon suggère, convoque et exerce une séduction par ce qu’elle dit et ne dit pas, raconte et ne raconte pas. À propos de la photographie, Diane Arbus a dit : « It is a secret about a secret » (« C’est un secret d’un secret »). Cette phrase lui va bien. Car, à la différence de Duras, Moon ne se raconte pas. Aucun équivalent chez elle d’Unbarrage contre le Pacifique ou de L’Amant. Pourtant, comme chez Duras, la voix de Sarah Moon ne peut être dissociée du monde de l’enfance qui irrigue ses photographies et ses films. « L’enfance est un grenier auquel je n’ai jamais voulu trop toucher », dit-elle. Elle ne l’ignore pas mais elle se méfie des surinterprétations. D’où l’absence d’une biographie détaillée. Les tenants et les aboutissants d’un parcours pour cette alchimiste du temps conduiraient à dresser une linéarité trop brutale, trop violente dans son souci d’identification.
Sarah Moon ne supporte pas la violence. « Je ne peux pas la photographier. Elle me tétanise », confie-t-elle. Le rapport qu’elle entretient avec elle n’est pas pour autant un déni. L’inquiétude, la menace, les tensions que portent parfois certaines de ses images la convoquent comme certains de ses documentaires comme celui réalisé pour Amnesty International. Le monde fait mal. Quand on naît en 1941 à Vichy dans une famille juive, on ne le sait que trop.
« Photographier, c’est aller ailleurs », dit-elle. « Mon travail n’est qu’une longue ligne de fuite, une évasion. » Photographier, c’est aussi se construire une autre famille. Les fidélités égrainent leur figure de Patrick Toussaint le tireur à Julie Martinovic la monteuse de ses films. Photographier, filmer, c’est aussi construire des amitiés comme celle avec Henri Cartier-Bresson née d’un film qu’elle réalisa sur lui. « C’était avec Bob qu’Henri avait une relation, précise-t-elle. J’étais toujours dans son ombre. » Jusqu’à ce que le film se fasse.
« Certains disent que la photographie, c’est la mort. Pour moi, c’est l’instant retrouvé », écrit-elle en accompagnement d’une photographie de Robert Delpire, réalisée en 1999 au Portugal, en plongée depuis une falaise. L’image le voit au bord de l’océan, les mains derrière le dos, le regard tourné vers l’horizon au couchant. « Prête-moi tes yeux pour voir comme toi », lui dit Henri Cartier-Bresson en visitant, en 2003, son exposition à la Maison européenne de la photographie.
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Sarah Moon, l’alchimiste du temps
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°736 du 1 septembre 2020, avec le titre suivant : Sarah Moon, l’alchimiste du temps