PARIS
L’exposition « Cindy Sherman » au Jeu de paume fait le point sur trente années d’une carrière artistique passée à se photographier.
PARIS - Lieu de naissance : Glen Ridge, New Jersey (États-Unis). Lieu de résidence : New York. Âge : 52 ans. Outil de travail : un appareil photo muni d’un retardateur. Profession : artiste. Particularité : Cindy Sherman est l’unique modèle de ses photographies. Pour le reste, couleur des yeux, des cheveux, ou encore stature : c’est l’inconnu. Peu de gens pourraient donner d’elle une description précise : depuis une trentaine d’années, l’artiste new-yorkaise brouille à loisir les pistes, ainsi que le démontre la rétrospective organisée au Jeu de paume, à Paris.
Autofiction ou réalité, Sherman joue à cache-cache avec son image, estompe ses traits dans les différents rôles qu’elle endosse face à l’objectif. Son identité est un flou volontairement artistique pour un travail photographique qui fait aujourd’hui école. Belle démonstration de narcissisme ou goût prononcé pour le déguisement et le camouflage ? Dans cet exercice, l’« artiste-sujet » atteint le statut d’objet photographique, et en profite pour révéler les stéréotypes de la représentation féminine à travers les temps.
Interpréter tous les rôles et n’en incarner aucun. Rester une image. Pulpeuse pin-up au décolleté généreux, demi-mondaine au regard absent, ou ménagère servile et sans apprêt…, Sherman peut sembler sortir des studios de la Metro Goldwyn Mayer, flirter avec l’épouvante hitchcockienne ou bien se transformer en digne icône d’un tableau de Caravage. Fée, poupée ou sorcière…, elle a tous les pouvoirs. Au fil des perruques, des accessoires et des prothèses, du maquillage et des costumes, au gré de la mise en scène, le corps de l’artiste devient un matériau, une pâte que le regard modèle infiniment.
Du grotesque au trash
Que ce soit via le cinéma des années 1950 (série « Untitled Film Stills », 1977-1980), la peinture (« History Portraits », 1989-1990), les contes de fée (« Fairy Tales », 1985), la mode (Comme des Garçons, Dorothée Bis) ou encore l’imagerie porno (« Sex Pictures », 1992), Sherman rejoue les séquences de l’imagerie populaire avec intelligence et désinvolture. À travers plus de deux cent cinquante œuvres, la monographie du Jeu de paume est l’occasion de faire le point sur ses images et leurs sous-titres.
Chronologique, l’exposition démarre sur la célèbre série « Untitled Film Stills », datant des années 1980, époque où l’art conceptuel fait les beaux jours de la presse artistique. En noir et blanc, les clichés de ce premier ensemble se donnent à voir comme des photographies tirées d’un film dans la pure tradition hollywoodienne des années 1950, et sortent Sherman de l’anonymat. Ils génèrent de la fiction sur fond cinématographique. Au public d’inventer le scénario. La règle du jeu devient le leitmotiv de toutes les séries à venir, quels que soient leur format et leurs couleurs – de plus en plus vives.
Reflétant les années 1960, la série « Centerfolds/Horizontals » (1981), réalisée pour la revue américaine Artforum, montre une femme aux poses éthérées, en contre-plongée, telle une jolie proie. Au fil du temps cependant, les masques, les prothèses et le maquillage font de plus en plus écran entre Sherman et l’objectif photo. On trempe avec élégance dans le grotesque, on flirte avec le morbide avant de basculer dans le trash pur et dur (« Disasters », 1986-1989). Durant les dramatiques années sida, dans les années 1990, les corps sont cyber ou mécaniques. Sherman contorsionne dangereusement des mannequins de Celluloïd (« Sex Pictures », 1992). Puis, les corps morcelés se recomposent : des comédiens ratés sont présentés tels des produits soldés (« Hollywood/Hampton Types », 2000-2002). Enfin, une série aussi festive que distillant le malaise apparaît en 2003 : les « Clowns », aux couleurs trop criardes pour ne pas provoquer une grimace chez le visiteur.
Alors que Cindy Sherman tend vers une forme d’immortalité en revêtant tous les rôles à travers toutes les époques, le tragique pointe. Dans ces ambiances théâtrales et scènes en suspens, la séduction fait peu à peu place au trouble jusqu’à se charger d’une certaine violence, voire d’un trauma. Cette rétrospective claire et réussie pourrait bien contenir en filigrane une réflexion sur l’évolution de la condition féminine dans la société occidentale.
Jusqu’au 3 septembre, Jeu de paume-site Concorde, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tél. 01 47 03 12 50, mardi-vendredi 12-19h (mardi jusqu’à 21h), samedi-dimanche 10h-19h. Catalogue, coédition Flammarion/Jeu de paume, 288 p., 250 ill., 50 euros
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaires de l’exposition : Régis Durand et Véronique Dabin - Nombre d’œuvres : plus de 250 œuvres (21 séries allant de 1975 à 2004) - Mécènes : Olympus France, Manufacture Jaeger-LeCoultre - Circulation de l’exposition : Kunsthaus Bregenz, du 25 novembre 2006 au 14 janvier 2007 ; Louisiana Museum of Modern Art, Humlebaek, Danemark, du 9 février au 13 mai 2007 ; Martin-Gropius-Bau Berlin, du 13 juin au 10 septembre 2007
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°239 du 9 juin 2006, avec le titre suivant : Sans identité fixe