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Sabrina Sinigaglia-Amadio et Jérémy Sinigaglia : « Avoir un atelier est essentiel pour se sentir vraiment artiste et travailler sereinement »

Par Mathieu Oui · Le Journal des Arts

Le 7 février 2018 - 818 mots

L’organisation du temps de travail des musiciens comme des plasticiens évolue avec son temps, imposant parfois une gestion entrepreneuriale.

Dans l'atelier de Pierre Seinturier
Dans l'atelier de Pierre Seinturier
Photo Fabien Simode

Auteurs de l’enquête Temporalités du travail artistique, Sabrina Sinigaglia-Amadio, maître de conférences en sociologie à l’université de Lorraine et Jérémy Sinigaglia, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Strasbourg, ont étudié la gestion du temps de travail de deux populations d’artistes, les musiciens et les plasticiens. Pour Le Journal des Arts, les deux chercheurs présentent les principaux résultats de cette étude et expliquent comment l’articulation des temps de travail avec la vie personnelle et familiale peut affecter la carrière artistique.

<em>Temporalités du travail artistique : le cas des musicien. ne. s et des plasticien. ne. s</em>, Sabrina Sinigaglia-Amadio. Jérémy Sinigaglia, Département des études et de la prospective, ministère de la Culture. 12 €
Temporalités du travail artistique : le cas des musicien. ne. s et des plasticien. ne. s, Sabrina Sinigaglia-Amadio. Jérémy Sinigaglia, Département des études et de la prospective, ministère de la Culture. 12 €

Pouvez-vous revenir sur les trois configurations temporelles distinguées dans cette étude ?
S : L’enquête met clairement en évidence une concurrence des temps. En effet, la moitié seulement des artistes interrogés parviennent à consacrer la plus grande part de leur temps de travail à leur art proprement dit. Les autres se trouvent dans des configurations temporelles qui sont soit dominées par des activités administratives, comme la recherche d’aides à la création ou de résidences, soit dominées par des activités annexes, comme l’enseignement ou d’autres emplois plus ou moins alimentaires.

Qu’est-ce qui distingue le plus les artistes plasticiens des musiciens dans ce rapport au temps ?
J : Le statut de travailleur indépendant pour les premiers et de salarié, intermittent ou permanent, pour les seconds, engendre déjà une première différence dans l’organisation du temps. Mais la principale ligne de clivage se trouve plutôt entre les interprètes et les « créateurs », pour lesquels toutes les stratégies sont orientées vers la maximisation du temps disponible pour la création.

Parmi les ressources professionnelles dont peuvent bénéficier les artistes, quelles sont les plus susceptibles d’améliorer cette gestion du temps ?
J : C’est clairement l’accès aux résidences, qui offrent des temps réservés à la création, et la possibilité de déléguer tout ou partie du travail administratif à un intermédiaire professionnel, comme un galeriste ou un agent. Et ces ressources constituent à la fois un révélateur et un amplificateur des inégalités entre les artistes.
S : Les ressources extra-professionnelles sont également déterminantes : le fait d’avoir la charge des activités domestiques, ce qui est plus souvent le cas des femmes, ou de reporter ce travail sur un conjoint a un effet sur le temps disponible pour la création, donc des répercutions sur la carrière.

Le fait pour un artiste de bénéficier d’aides publiques ne libère pas forcément plus de temps pour la création. Comment expliquez-vous cela ?
J : L’obtention d’une aide demande énormément de temps de travail, en montage de dossiers, en apprentissage des codes, et le plus souvent on demande à l’artiste de participer à des actions de médiation, d’animation, donc cela grignote le temps de création. Cela dit, le fait qu’il n’y ait pas de gain direct de temps ne signifie pas pour autant une absence d’effet sur la carrière à plus long terme.

En quoi la possession d’un atelier pour un artiste constitue un autre critère discriminant en termes de gestion du temps ?
S : Avoir un atelier ou un studio, une « chambre à soi » comme disait Virginia Woolf, est essentiel à la fois pour se sentir vraiment artiste et pour pouvoir travailler sereinement, sans être perturbé par exemple par la vie familiale et conjugale. Une artiste nous a expliqué qu’elle peignait sur la table de la cuisine, qu’elle devait donc débarrasser systématiquement à l’heure des repas en famille, ce qui compliquait considérablement la tâche !

Ces temporalités multiples, en lien avec la pluriactivité et l’essor du travail indépendant ne concernent-elles pas aujourd’hui un plus large secteur professionnel que celui des artistes ? Peut-on parler d’une organisation du temps qui leur serait propre ?
J : Nous ne disons pas que le travail artistique est spécifique, ce qui demanderait une véritable analyse comparative. Ce rapport au temps n’est d’ailleurs probablement pas propre aux artistes, il se rapproche en effet par certains aspects des travailleurs indépendants, du modèle de l’auto-entrepreneuriat, peut-être aussi de certaines formes d’« uberisation ». Mais il y a aussi de nombreuses différences : le « marché des biens symboliques » a ses règles, ses principes de hiérarchisation… Les artistes, au moins depuis le XVIIIe siècle, sont nécessairement aussi des entrepreneurs, comme l’a monté Pierre Bourdieu à propos de Beethoven par exemple. Ce qui est nouveau c’est le degré de généralisation et de sophistication de certaines méthodes de rationalisation du temps de travail qui sont mises en œuvre par les artistes. Et aussi ce que cela induit en termes de dispositions, de savoir-faire et de manière de penser l’activité artistique. Et, de fait, ce tournant managérial touche la plupart des secteurs d’activité et a à voir avec la diffusion de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello avaient nommé le « nouvel esprit du capitalisme ». De ce point de vue, le secteur artistique n’est ni à la traîne ni à la pointe des transformations du travail, il est pleinement dans son temps.

INFORMATIONS
Temporalités du travail artistique : le cas des musicien. ne. s et des plasticien. ne. s, Sabrina Sinigaglia-Amadio. Jérémy Sinigaglia,
Département des études et de la prospective, ministère de la Culture. 12 €

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°494 du 2 février 2018, avec le titre suivant : Sabrina Sinigaglia-Amadio et Jérémy Sinigaglia, chercheurs : « Avoir un atelier est essentiel pour se sentir vraiment artiste et travailler sereinement »

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