En soixante ans d’activité, l’éditeur Robert Delpire a donné à la photographie ses lettres de noblesse. Portrait d’un artisan discret.
Athlète complet de la photographie, tout à tour – ou simultanément – éditeur, producteur, publiciste, graphiste et directeur d’institution, Robert Delpire est de ces monuments méconnus. Sait-on qu’il a créé en 1955 la formule visuelle de la revue L’Œil [qui fait partie, avec le JdA, d’Artclair Éditions], ou qu’il fut directeur artistique de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur ? Qu’il publia en 1958 Les Américains de Robert Frank et produisit deux films de William Klein ? Ou encore qu’il décrocha six fois le prix Nadar et deux fois le Grand Prix de la publicité ? Chez lui, le credo l’emporte sur l’ego, l’ouvrage collectif sur la signature. D’une modestie orgueilleuse, inversement proportionnelle à sa stature artistique, Delpire s’efface pour mieux mettre en lumière. Cette discrétion pointe dans « Mille Mercis », titre initial de l’exposition, rebaptisée depuis, prévue cet été aux Rencontres de la photographie d’Arles et à l’automne à la Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris.
« La bonne image »
Né en 1926 dans une famille ouvrière, Delpire s’oriente sans conviction vers la médecine, surtout pour pouvoir s’inscrire au club de basket-ball à la Maison de la médecine. Cette institution lui propose de concocter un petit journal à l’attention des médecins. Il en fera la revue de luxe Neuf. « J’ai fait une revue en bluffant, en allant voir les grands noms de la littérature et de la photographie sans me rendre compte qu’ils me recevaient parce que j’étais jeune », rappelle-t-il. Son chemin croise celui d’André Breton, d’Henri Cartier-Bresson, d’André François et de Claude Roy. Piqué au jeu, Delpire crée sa maison d’édition. « Ce n’était pas un patron qui jouait au patron. Je ne l’ai jamais vu en colère », se remémore l’artiste Jacques Monory, autrefois employé chez Delpire. « C’est l’homme le plus équilibré que je connaisse. » Équilibré, mais perfectionniste à l’extrême, l’éditeur rejette sans ciller ce qu’il juge médiocre ou bâclé. Il aura le flair pour publier Les Américains, « un flop monumental », se rappelle-t-il, ou encore Gitans : la fin du voyage, de Josef Koudelka. Perpétuellement aux aguets, son œil refuse tout formalisme. « La bonne image, c’est l’image signifiante », martèle-t-il. En 1963, dans la revue Graphis, Claude Roy disait déjà, à propos de ses publications, « c’est le spectacle de la beauté intelligente ».
Dirigiste, Delpire s’est taillé une réputation de contrôleur des travaux finis. Son compagnonnage avec certains grands photographes fut fort mais tumultueux. « C’est le compagnon de route qui indiquait fortement la route pour vous éviter les chemins de traverse et les bas-côtés. Dans sa direction artistique, il y avait une rigueur, un certain jansénisme », souligne Jean-Luc Monterosso, directeur de la MEP. Exigeant, Delpire ne châtre pas pour autant les photographes. « Son rapport aux artistes n’est pas celui de la déférence, mais du respect amoureux actif, du dialogue intense, souligne François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles. À la différence de nombreux directeurs artistiques, il pousse le photographe plus loin dans son exigence, mais sans chercher à l’emmener ailleurs que là où l’artiste veut aller. »
À l’inverse de ceux qui boudent la photographie appliquée, Delpire a abordé la publicité avec la même exigence que le reste. « Il ne choisissait une publicité que lorsqu’il ne s’entendait pas bien avec le chef de projet, confie Jacques Monory. Si quelqu’un voulait un truc du genre “oh, elle est belle ma tomate”, il la jugeait vulgaire et refusait. » Avec la campagne pour Citroën ou celle de Cacharel en 1972, en collaboration avec la photographe Sarah Moon, il donne à la réclame ses lettres de noblesse. « Avant, la publicité c’était “soyez différent, faites comme tout le monde !”. Lui, c’est “soyez vraiment différent !”. Bob ne prend pas les gens pour des idiots », renchérit notre rédacteur, le critique d’art Gilles de Bure.
Homme-orchestre, Delpire favorise aussi les métissages. « J’aime le télescopage des dates et des notoriétés, mêler Avedon et Koudelka, explique-t-il. J’aime ce genre de complémentarité qui rehausse l’intensité de l’image. » Une intensité que l’éditeur tentera de retrouver à travers les expositions, que ce soit dans sa galerie ou hors les murs. « Delpire met les choses ensemble comme personne. Il trouve des correspondances, des concordances que l’on ne sent pas d’emblée tellement c’est ténu. Une exposition accrochée par Delpire, c’est éblouissant, c’est une montée au Paradis ! », s’entousiasme Gilles de Bure. Son accrochage à touche-touche des photos de Cartier-Bresson à la Bibliothèque nationale de France en 2003 ne fut toutefois pas du goût de tous. Si certains y ont vu des jeux de résonances, d’autres stigmatisaient le côté confus et serré, regrettant à demi-mot que Delpire ait eu totalement carte blanche.
« Photo Poche »
Lorsqu’il fut question de diriger en 1982 le tout nouveau Centre national de la photographie (CNP) mis en place par le ministre de la Culture Jack Lang, le nom de Delpire est venu comme une évidence. « C’était la personne rêvée pour ce poste, affirme l’ancien ministre. C’est un connaisseur érudit, et en même temps un homme d’émotions, d’intuitions. Il incarne un humanisme rare dans cet univers barbare. On peut dire que c’est un trésor vivant. » Sous l’égide du CNP, Delpire publiera l’irremplaçable collection « Photo Poche », « Un “Que Sais-je” avec la qualité d’impression d’une “Pléiade” », selon la formule consacrée. Le succès de cette publication à prix modique fera grincer les dents des éditeurs privés. Hervé de La Martinière, alors directeur de Nathan Images, ira jusqu’à confier au Monde en 1991 : « Seul le soutien de l’État a permis au CNP de vendre à perte pendant plusieurs années. C’est donc une concurrence malhonnête. » Ironiquement, Nathan rachètera la collection en 1996 avant de la céder à la maison arlésienne Actes Sud… Toujours sous couvert du CNP, Delpire produira avec Agnès Varda pour Antenne 2 la série « Une minute pour une image », mais aussi le festival Photofolies à Rodez (Aveyron). Héraut de la démocratisation culturelle, il laisse aux autres les querelles de chapelle ou de chasse gardée, si fréquentes dans le milieu de la photographie. « Il suit son chemin avec beaucoup de courtoisie, sans médisance. Il n’y a pas en lui de volonté polémique », souligne Jean-Luc Monterosso. Car pour Delpire la photo a d’autres finalités que de servir de marchepied à une carrière. « Il est extrêmement conscient des problèmes sociaux de son époque. C’est un homme engagé, un peu dans la tradition de la photographie sociale de l’International Center of Photography à New York », indique Michel Christolhomme, des Petits Frères des pauvres. De fait, Delpire édite tous les ans depuis 1989 l’agenda humanitaire de cette association. De même, celui qui avait ouvert une galerie en 1963 à Saint-Germain-des-Prés est, depuis douze ans, le directeur artistique à titre bénévole de la galerie militante Fait & Cause, à Paris. C’est aussi par civisme qu’il refuse d’imprimer en Chine, quitte à dégager des marges misérables. Il pousse toutefois l’éthique un peu trop loin, en affichant une hostilité plus ou moins larvée vis-à-vis des marchands.
« Un grand classique »
L’éditeur vertueux n’aurait-il pas de talon d’Achille ? S’il en est un, il serait d’ordre esthétique. Delpire s’est désintéressé de la photographie dite « plasticienne », invisible au CNP durant son mandat, au profit du photojournalisme et de la « photographie des photographes ». « Je ne trouve pas que les plasticiens se sont révélés importants, déclare-t-il. La signification manque souvent. Est-ce qu’un panoramique de huit mètres de long apporte quelque chose ? Non. » Delpire serait-il finalement un traditionaliste dans l’âme ? « C’est un grand classique qui innove tout le temps, défend Gilles de Bure. Tout ce qu’il met en page est d’une parfaite lisibilité. Le propos est plus important que la manière, la mécanique. » Delpire refuse néanmoins de jouer les commandeurs ou les vieux guérilleros. « Je n’ai pas besoin de couronnes ou de médailles, je préfère faire des projets que regarder ce que j’ai fait. Je n’aimerais pas que vous me considériez tel un Bouddha, bien assis, un sourire figé et satisfait au-dessus d’un ventre rebondi », insiste-t-il. Et d’ajouter : « Si on me donnait l’argent [prévu pour mon] exposition à Arles, je l’abandonnerais pour réaliser les idées que j’ai dans mes casiers. » Et des idées, ses casiers en fourmillent, comme celle de publier le fac-similé du Codex Borbonicus ou du Book of Kells. Ou de renforcer la collection « Poche Illustrateur ». Bref Delpire est plus proche de Shiva, le dieu indien aux bras multiples, que de Bouddha !
1926 Naissance à Paris.
1949 Édite la revue Neuf.
1952 Crée la maison Éditions Delpire.
1958 Publie Les Américains de Robert Frank.
1982 Direction du Centre national de la photographie (CNP) ; lancement de la collection « Photo Poche ».
1996 Démissionne du CNP.
2009 Exposition « Delpire & Cie » aux Rencontres de la photographie d’Arles (7 juillet-13 septembre) et à la Maison européenne de la photographie, à Paris (28 octobre 2009-24 janvier 2010).
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Robert Delpire, éditeur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°301 du 17 avril 2009, avec le titre suivant : Robert Delpire, éditeur