Internet a généré un réseau lexical largement puisé dans l’univers marin, et qui en souligne la nature proprement superficielle : on y navigue, on y surfe au gré des moteurs de recherche, qui se trouvent ainsi comparés à des vaisseaux charriant l’écume des données.
À ce Web de surface, qui est l’horizon de la plupart des usagers, se superpose un Web profond, immergé et plus ou moins secret : le(s) darknet(s). Ce réseau invisible, auquel on accède via Tor (acronyme de The Onion Router), offre à l’internaute de naviguer en tout anonymat, puisqu’il masque l’adresse IP de celui qui s’en sert.
D’où sa mauvaise réputation : comme dans le mythe de Gygès, la dissimulation y autorise tous les forfaits, si bien que Tor est associé aux trafics en tous genres (drogue, armes, contrebande, pornographie, etc.). C’est aussi pour beaucoup d’internautes un moyen de contourner la censure et la surveillance, ou plus simplement de faire l’expérience d’une connexion délocalisée. Une aubaine pour la communauté hacker et les tenants d’un Internet libre, qui y trouvent un moyen de sécuriser leurs communications.
La discrétion du Web profond explique qu’il ait été longtemps ignoré par la scène artistique. À l’automne dernier pourtant, une œuvre d’art du collectif suisse !Mediengruppe Bitnik, exposée au centre d’art de Saint-Gall dans le cadre de l’exposition collective « The Darknet - From Memes to Onionland. An Exploration », en faisait un objet esthétique prompt à susciter la curiosité des médias. Conçu comme une déclinaison « artiviste » du mail art, leur Random Darknet Shopper y proposait un inventaire d’objets achetés au hasard sur la place de marché Agora par un bot informatique, soit un logiciel automatique. On y trouvait pêle-mêle un jean Diesel, des baskets chinoises, un coffret du Seigneur des anneaux, mais aussi des cigarettes moldaves, des pilules d’ecstasy dissimulées dans un DVD, un trousseau de clés passe-partout, un passeport hongrois ou une carte de crédit, le tout envoyé au centre d’art au fur et à mesure des paiements en bitcoins.
Pour Carmen Weisskopf et Domagoj Smoljo, les deux membres du collectif, le Random Darknet Shopper entendait d’abord explorer les formes de communication alternatives qui se nouent sous la surface des réseaux. À la question « Que trouve-t-on sur les darknets ? », l’œuvre superpose ainsi celle de leur fiabilité et de la confiance qu’il est possible ou non de leur accorder dans un contexte d’anonymat. Sous couvert de mettre au jour les structures du Web profond, les deux artistes suisses livrent pourtant une démonstration ambiguë : la nature des objets présentés accrédite l’idée qu’Onionland est d’abord un espace hors-la-loi. Surtout, l’œuvre contribue à mettre en visibilité un monde dont la force de frappe et d’attraction tient d’abord à son invisibilité. En cela, l’initiative de !Mediengruppe Bitnik pourrait bien se retourner en arme d’affaiblissement de toutes les alternatives au Web de Google et Yahoo…
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Rendre visible le darknet
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Rendre visible le darknet