L’artiste et professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris a contribué à faire entrer
la photographie dans le champ de l’art. La Villa Médicis, à Rome, lui consacre une rétrospective.
Expositions régulières à travers le monde, enseignements à Paris et à Munich, candidat (malheureux) à la direction de l’École nationale supérieure des beaux-arts (Ensba), à Paris, sans compter Légion d’honneur et Arts et Lettres, Jean-Marc Bustamante passerait bien pour un artiste établi. Il semble s’en amuser. Cheveux longs, yeux gris clair, visage massif barré d’un grand nez, l’homme a une carrure et une gueule. Pour l’instant, il est juché sur un escabeau, dans la loggia de la Villa Médicis à Rome, où il accroche une guirlande à une statue acéphale. Histoire de préparer le vernissage de son exposition, même si le cœur n’est pas tout à fait à la fête. La tête de la statue a été dérobée quelques nuits plus tôt, avec d’autres sculptures du jardin. Rome est paralysée par la neige. Une partie des événements a été prudemment décommandée. Mais le parcours rétrospectif, très condensé, monté par le directeur de la villa, Éric de Chassey, est une réussite, en ce qu’il montre les liens entre les différentes périodes d’une carrière qui pourrait apparaître comme décousue. À tort. De ses photographies de la zone périurbaine à ses sérigraphies sur Plexiglas, en passant par ses pièces d’acier de deux tonnes peintes au minium, le fil est là. Autour d’un territoire qu’il aime à marquer, mais dont il cherche à repousser sans cesse les frontières.
Rencontres photographiques
Jean-Marc Bustamante est né en 1952 à Toulouse, où un foyer artistique allait se développer autour de l’art, de la photographie et de l’amitié. Ce patronyme d’hidalgo, il le doit à un grand-père, diplomate équatorien. Coincée en France pendant la guerre, la famille s’était déplacée en zone libre. Puis le père de Jean-Marc a fait le choix de rester en France. Sa mère est anglaise, mais à la maison on prenait soin de parler français, accent compris. « Mon père a fait une croix sur ses origines », résume-t-il. Non sans paradoxe, puisque ses parents n’ont jamais acquis la nationalité française. Les premiers travaux du jeune photographe ont porté sur des édifices fermés ou des chantiers au nord de Barcelone, où ses parents avaient une maison. Avec piscine. Les piscines qui l’ont fasciné comme « des lieux fermés et ouverts », fonctionnant comme des obturateurs de mémoire. Tout comme ces jeux d’ombre et de lumière dans ses prises de vue, rappelant les corridors et parloirs du collège des Jésuites de son enfance.
Il y a trois ans, après la mort de son père, Jean-Marc Bustamante est allé en Équateur retrouver des traces de sa famille. Il y a acheté une maison, créant une association destinée à favoriser des échanges artistiques, « FR.EQ.uences », qui a apporté son concours à une exposition au Musée de Quito avec un choix hétérogène d’artistes français, Alberola, Hyber, Moulène, Veilhan…
À 20 ans, il s’est retrouvé suivant des études d’économie et de commerce à Toulouse. Il ne s’est pas tenu à l’idée de succéder à son père, industriel, qui l’a cependant toujours accompagné dans ses propres choix. Car, très vite, l’adolescent a été détourné par la photographie. Il a fait la rencontre de Jean Dieuzaide, de trente ans son aîné. Connu pour ses reportages et ses portraits de Salvador Dalí, ce passionné a consacré un ancien château d’eau de la ville à la photographie, avant de participer à la création des Rencontres d’Arles. En Provence, nouvelle rencontre avec Denis Brihat, autre fondateur des Rencontres, dont l’étude presque clinique des plantes n’a pas dû laisser insensible, à voir ses séries d’arbres, Bustamante. Par la suite, il a été embauché comme assistant par Roger Guillemot, qui pendant quarante ans a photographié la sculpture pour Connaissance des arts. Mais, plus que la mise en scène de l’objet qui animait cet autre aîné rencontré sur sa route, c’est l’Art (avec un grand A) qui attirait le jeune visiteur de la galerie Protée à Toulouse : « Hartung, Soulages ou Lindström me plaisaient beaucoup… ». Montant à Paris, il est entré de plain-pied dans cette époque où les artistes cherchaient les extrémités, dissertant plus tard avec un Pierre Dunoyer sur le « Tableau » et la fracture du monochrome. En même temps, le provincial était, de son propre aveu, « un peu terrorisé par ces croyances idéologiques fortes » qui faisaient le charme, l’excitation et les intolérances du moment. Il n’a pas dû être déçu quand il a rencontré William Klein, « très impressionnant », au milieu des années 1970, en pleine période de ses films militants sur le Black Power… Bustamante, qui gagnait sa vie comme tireur à Paris, fut engagé par le photographe pour revisiter son œuvre dans ses archives. Par-dessus tout, il a entrevu sa propre voie : faire entrer la photographie dans le champ de l’art. À New York, Rome ou Tokyo, se fondaient des galeries spécialisées. Virginia Zabriskie a ouvert la sienne en 1977 près du Centre Pompidou, faisant connaître les photographes américains. « Le genre était alors encore mésestimé : il y avait l’art, et il y avait la photographie. Elle était toujours accompagnée d’un texte, comme si, sans narration, sans utilité documentaire, elle ne pouvait prétendre à une existence propre. Même des artistes comme Jean Le Gac ou Christian Boltanski préféraient se dire peintres ».
Bustamante voulait, lui, renouer avec les précédents du Bauhaus et du pictorialisme fin XIXe, en se ressourçant dans des mouvements comme le land art. Il a été aussi attiré par le travail conceptuel de Bernd et Hilla Becher, qui ont multiplié des clichés de sites industriels en Allemagne selon un protocole immuable (noir et blanc, vue frontale, même profondeur de champ…)… « Je le dis toujours à mes étudiants ; il faut être plus fort que son sujet, pour qu’il ait une importance relative. »
Duo avec Bernard Bazile
Bustamante doit avoir une inclination pour les « catégories méprisées », car il s’est très tôt attaqué à la photographie en couleur, assimilée alors hâtivement à de la publicité. « Je voulais de grands tirages. Je cherchais une proposition radicale. En 1977, j’ai ainsi réalisé une série de grands formats, uniques. Cela peut paraître un peu ridicule, avec le recul, mais je voulais qu’ils soient regardés comme des objets, pas seulement comme des images. En 1982, j’ai montré à la galerie Baudouin Lebon douze «Tableaux», comme je les ai appelés. » À la Biennale de Paris, il a participé à la création d’un département photo. Des années avant de lancer la Figuration libre, le critique Bernard Lamarche-Vadel songeait à l’intégrer dans un groupe d’artistes appelé « Capital ». Alain Pomarède, ami toulousain et personnalité forte de l’époque, a signé en 1981 le premier article sur Bustamante, dans la revue Art Présent que finançait l’artiste Robert Motherwell, pour défendre le lien entre art et photographie.
La carrière de l’artiste a basculé avec la collaboration qui s’est ouverte en 1983 avec le sculpteur Bernard Bazile. Pendant quatre ans, les deux hommes ont créé une cinquantaine de sculptures hybrides puisant dans l’imagerie populaire, sous l’égide du groupe BazileBustamante. Un travail, commente-t-il, « de réification de l’objet, en rupture avec une époque très conceptuelle ». La renommée, la promotion des galeries, une rétrospective au Musée Saint-Pierre-Art contemporain à Lyon en 1987, année du divorce, avec ses violences. Les deux hommes ne se sont pas revus pendant vingt ans, avant de se retrouver cette année au Centre Pompidou pour la restauration d’une œuvre, une rencontre qualifiée par Bustamante de « très émouvante ». « C’est le milieu aussi, qui nous a séparés. »
Le milieu, Bustamante ne l’apprécie guère. Il reste encore meurtri de sa candidature récemment rejetée à la tête de l’Ensba. Rarement nomination, pourtant jouée d’avance, n’a donné lieu à tant d’intrigues. Il a été très sensible à l’accusation de misogynie qui lui a été portée, à la suite d’un échange maladroit d’après-boire avec Xavier Veilhan et Christine Macel, rapporté dans l’ouvrage que lui ont consacré les éditions Flammarion en 2005. « C’était une connerie, mais je n’ai pas voulu m’en expliquer », dit-il maintenant, avouant « ne pas voir de différence entre un artiste homme ou femme ». « L’ironie de l’extrait n’est pas passée », tempère Christine Macel. « Il a sans doute un côté léonin, une face secrète, peut-être fragile et même un peu torturée », mais elle souligne a contrario « la générosité toujours très discrète de Bustamante, qui a tout fait pour aider des artistes comme Anne-Marie Schneider ou Alice Anderson ». Et qui, au Printemps de Toulouse, festival dont il a été trois ans le directeur artistique, a appuyé des créatrices en émergence comme Tatiana Trouvé. Éric de Chassey, qui l’a croisé au comité d’acquisition du Fonds national d’art contemporain, se dit admiratif de la détermination avec laquelle il prenait position en faveur de jeunes, « même quand ils étaient à l’opposé de ses propres conceptions ». « Il était toujours une présence irritante pour l’autorité. Que l’artiste soit connu ou inconnu, apprécié ou non, ne comptait pas pour lui. Il ne montre aucune concession, ni envers les modes, ni envers les titres du pouvoir ou le milieu parisien, raison pour laquelle, peut-être, il est davantage reconnu par les pays du Nord. » « La scène artistique française, un milieu malheureux, où règne le ressentiment, l’amertume, par manque de rayonnement à l’international », en conclut l’intéressé.
Légèreté et fraîcheur
Plus profondément, l’artiste déplore la prédominance écrasante du cognitif dans un pays pour lequel « le discours prime absolument sur la «préhension», et qui souffre de sa relation au travail. C’était le sens de ma candidature à l’Ensba. En Allemagne, les artistes existent par leur œuvre. En France, quand un étudiant me présente son travail, il a toujours besoin de le justifier, le soutenir par une logique, comme si la poésie n’existait pas… La France se méfie, la couleur fait peur, l’ornement fait peur. » Pas à Bustamante, qui a poursuivi ses découpes par des peintures, des aplats à l’encre sérigraphique sur Plexiglas. Il parle du rapport de la lumière et de la matière, du jeu de la main, du plaisir de l’encre. « Chaque peinture est une expérience pour le regard, comme une synthèse de trente ans de travail, j’y retrouve un désir de légèreté, de fraîcheur donnée par la transparence, la réflexion, la profondeur de champ », qualités toutes photographiques, on ne se refait pas.
1952 : Naissance à Toulouse.
1984 : Création de « BazileBustamante ».
2003 : Pavillon français de la 50e Biennale de Venise.
2006 : « Beautifuldays », Kunsthaus Bregenz (Autriche).
2009 : Voyage à Quito, en Équateur, après la mort de son père.
2012 : Exposition à la Villa Médicis, Rome, jusqu’au 6 mai.
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Portrait : Jean-Marc Bustamante
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°365 du 16 mars 2012, avec le titre suivant : Portrait : Jean-Marc Bustamante