Devenu un créateur phare, Adel Abdessemed va être exposé par le Centre Pompidou. Cet enfant de Kabylie lâche animaux et objets dans un tourbillon de citations littéraires, d’images du quotidien et d’icônes religieuses.
Adel Abdessemed est un sale gosse. Vous pouvez le tourner dans tous les sens, quelque part, au fond, en lui et dans son œuvre, irréductible, court le gamin des rues de Batna et d’Alger. Un acteur inquiétant qui, très jeune, a voulu scruter la violence sans concession, pour la retourner sur elle-même. Un messager brûlant, qui ramasse les objets, les mots et les gestes au gré de l’actualité, pour les tordre, jusqu’à en extraire une goutte d’acide. Mais aussi un conteur de fables, de versets et de vers, tenté par la philosophie, intéressé à la psychanalyse, émaillant son discours de citations de Deleuze, de Foucault et de Heidegger, dont le cœur est une bibliothèque.
Il est en vogue, depuis son exposition au P.S.1 à New York en 2007. François Pinault, à l’instigation de Jean-Jacques Aillagon, a voulu confronter pour l’été à Colmar [au Musée d’Unterlinden], son quatuor christique en barbelé à la Crucifixion peinte il y a cinq cents ans par Mathias Grünewald. Le Centre Pompidou va lui consacrer en octobre une monographie, montée par un vieux complice intello, rencontré par l’intermédiaire de Jean de Loisy [président du Palais de Tokyo], le conservateur Philippe-Alain Michaud. Elle fera du bruit : engagé et déterminé, ayant épuisé plus d’un curateur, Abdessemed risque toujours de répandre quelques explosions dans son sillage, qu’il s’attaque aux animaux ou aux hommes. Ou plutôt à la religion et au pouvoir. « À l’attaque » (1) est le titre donné à son beau livre d’entretiens avec la critique Élisabeth Lebovici. Il a fait couler du cannabis comme du lait, brûlé des bagnoles et des fauves, montré la nudité comme un chant de flûte. « Mort ou vif », « Zero Tolerance », « Silent Warriors », ses titres d’exposition résonnent comme des claques.
Mauvais garçon ? Tu parles. On est parti à sa rencontre, dans un quartier encore villageois du canal Saint-Martin, où voisinent bar à vins bio, rabbin, secte chrétienne et bistrot d’Aïcha, où sur le tard il a bien fallu descendre une bière, après pas mal d’autres verres levés à l’amitié. L’alcool, qui rodait en fantôme dans les soirées de désespoir à Alger, a plus d’une fois hanté sa souffrance. Mais il contrôle. Vous pouvez le croire, c’est Julie qui l’affirme, épouse et mère de ses enfants, sans laquelle lui dit qu’il serait perdu. C’était un insomniaque, qui chaque heure se remettait à lire. Aujourd’hui, il se lève à 5 heures pour travailler à l’étage du dessous. Il se convainc : « La pensée se lève avec le soleil. »
L’intime est son travail. Ce moine vit en tribu. Son atelier est parsemé de magazines des quatre filles qui s’égaillent, aux prénoms chargés de sens. Il évoque le palais de Xanadu rêvé par Coleridge, résonnant de la plainte accouplée au démon et de la prophétie guerrière, mais où, à la toute fin, coule le lait du paradis. L’espérance, comme artiste, il dit qu’il s’en fiche, et ne cherche que la vérité, plus acérée. Il chasse plutôt le désespoir dans sa tête, et il confie la caméra à Julie, qui instille une légèreté inattendue à ses vidéos montées en boucle.
Incongruité
Le coup de tête de Zidane, qu’il s’apprête à statufier en noir devant Beaubourg, est aussi celui de sa jeunesse. « Je me suis construit dans la férocité », a-t-il confié à un vieux complice [le critique d’art et commissaire indépendant] Pier Luigi Tazzi, pour le catalogue à venir publié par le Centre Pompidou. Il est né en terre rebelle, en Kabylie, grandissant à Batna dans l’ivresse de la lumière et des couleurs. Quand il accompagne un lion ou lâche des sangliers dans sa rue à Paris, l’incongruité renvoie à la culture populaire des rues d’Algérie. Il a vu l’église de sa ville détruite, son père empêcher sa mère de parler berbère, détesté les professeurs arabes. Le gamin s’est évadé dans l’image, s’est perdu dans le souffle de Victor Hugo, a bravé la censure pour lire Nietzsche affirmant la mort de Dieu. Aux Beaux-Arts, il a été dégoûté de la peinture, puni pour « rire bizarre » et censuré pour un nu, qu’il a conservé religieusement. Il a vu un ami se faire tuer. Quand le directeur et son fils ont été assassinés dans l’école des beaux-arts d’Alger, il s’est enfui à Lyon avec l’assistance des pères missionnaires. Où il a rencontré Julie au bar de l’Antidote, cela ne s’invente pas. À Paris, il a trouvé un second père en Georges Lapassade, passant d’interminables soirées à échanger philosophie et transe avec l’ethnologue et psychosociologue, auteur de happenings mémorables. Il est reparti, heurté par l’exclusion. Julie et lui cherchaient un appartement à grand-peine dans la capitale, pour s’entendre dire qu’ils étaient bien gentils, mais, avec un nom pareil, ce ne serait pas facile. Le lendemain, ils s’installaient à Berlin. C’est un couple nomade, Paris, Berlin, New York, Paris encore, trois ans déjà leur semblent long.
Dans sa tribu élargie, il a compté les soutiens les plus éclairés, tels le galeriste Kamel Mennour (mais ils ont tourné la page) ou le consultant Marc Blondeau. C’est lui qui l’a introduit auprès de Pinault, et de David Zwirner, son galeriste de Manhattan, lequel a vendu, pour 2 millions d’euros, les quatre crucifiés, appelés « Décor ». Décalage sardonique de la part d’un auteur qui dit abhorrer le décor dans l’art contemporain, chez Koons, Hirst ou Cattelan, dont il fut le voisin à New York – mais manifestement les deux n’avaient pas grand-chose à se dire…
C’est en se rendant à l’invitation de Marc Blondeau dans le sud de l’Espagne que le jeune artiste a vu les barbelés-rasoirs destinés aux champs de taureaux, les mêmes que ceux du détroit de Gibraltar ou de Guantánamo. Il en a fait des cercles parfaits. Adel cherche toujours ce flash, sans savoir où le trouver, cette intuition du moment, l’irruption d’une image ou d’une parole qui vont donner sens à sa vision. Il en parle comme d’un cri qui viendrait de très loin, qu’il lui faut par la suite « cristalliser ». Le cri silencieux de ses Christs, celui qui se retrouve sur une tête coupée de Géricault.
En épreuve d’« exorcisme »
Il a transformé une carlingue d’avion en crêpe orientale parce que sa mère lui disait qu’elle préparait des boureks au téléphone. Évidemment, quand l’objet, grandeur nature, a été montré aux États-Unis quelques années après le 11-Septembre, cela a fait scandale. Sans parler de la réaction des associations des amis des bêtes, quand il a mis en scène des serpents, chiens et scorpions grouillant, ou des renards et sanglier calcinés en un bloc fauve, sentant le brûlé pendant des mois à la Pointe de la Douane à Venise. Les premiers ont été empruntés à un organisateur de combats au Mexique, les seconds, prélevés chez un taxidermiste. Jamais, dit-il, il ne ferait de mal à un animal. Il flambe dans son atelier, il n’est pas porté à la répétition, il ne songerait pas non plus à désigner une œuvre « Sans titre ».
Chacun l’aime pour des raisons différentes. François Pinault a sa petite famille en affection : « Avant même l’artiste, ce que j’aime chez lui, c’est l’homme. » « L’artiste procède en quelque sorte de cet homme, celui qui a connu les douleurs et les joies, les difficultés du départ et des déracinements, l’excitation des explorations, qui aime avec ferveur mais sait aussi détester avec force », et dont il a su garder « la rigueur, la force, l’intelligence et la pertinence. » L’œuvre ne le rassure pas, mais « celles qui rassurent sont inutiles ».
Jean-Jacques Aillagon, qui a été étonné par sa connaissance de saint Augustin, né en Numidie, s’avoue « frappé par sa culture, sa sensibilité et sa capacité à assumer l’histoire de son pays dans sa totalité », au-delà de la puissance arabe et musulmane. Philippe-Alain Michaud a encore une autre vision, celle d’un créateur en épreuve d’« exorcisme ». Dont il voudrait dépasser le message efficace, la violence sous-jacente, la conflagration des religions ou le retour à l’animal. « Ce n’est pas un travail dicté par l’urgence du contemporain, il se sert de ce matériau pour réinventer une référence historique et littéraire, tout comme un homme se sert du matériau de la journée pour rêver la nuit. Je voudrais le montrer en artiste classique. » Au-delà du « poids menaçant des figures », ce conservateur voit la « Rédemption », figure récurrente de l’histoire de l’art, citant les références auxquelles il puise, à commencer par l’Adam et Ève de Masaccio. Abdessemed se dit lui-même « dessinateur avant tout ». « Tout part du dessin, toujours. » Mais il lui faut impérativement un surgissement fortuit du réel, qui ouvre l’échappée. Un mot pris dans le journal, une image à la télévision, une vision fugitive. Par l’image, il éprouve alors l’objet.
Il a filmé un babouin posant les lettres des mots « Tutsi » et « Hutu » sur une ardoise, en faisant clac-clac. Le bruit de la machette sur des os. Pas de sang, jamais. Il cite Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout, devant tous, et moi plus que les autres. » Et lui, l’artiste, va à Beaubourg se proclamer innocent. Adel, en arabe, signifie « le juste ».
1971 Naissance à Constantine (Algérie).
1994 Assassinat du directeur de l’école des beaux-arts d’Alger et de son fils. Départ pour Lyon.
2000 Résidence au P.S.1. à New York ; « Oui », son étoile en résine de cannabis, fait scandale au Musée d’art
moderne de la Ville de Paris.
2003 Exposition au Mori Museum à Tokyo.
2004 Nouvelle polémique avec « Habibi », squelette placé devant une turbine d’avion, acquis par le Mamco à Genève.
2005 Début des photos de la série de la rue Lemercier ; « Schnell » : film récupéré d’une caméra jetée d’un hélicoptère au-dessus de Berlin.
2006 « Salam Europe », rouleau de barbelé.
2007 Exposition à P.S.1., à La Criée à Rennes et au Plateau/Frac Île-de-France.
2012 Accrochage de « Décor » au Musée d’Unterlinden, Colmar ; Exposition au Centre Pompidou, Paris (26 septembre-7 janvier 2013).
Consulter la fiche biographique de Adel Abdessemed
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°371 du 8 juin 2012, avec le titre suivant : Portrait : Adel Abdessemed