Avec élégance et ironie, Philippe Vergne a tracé son chemin du Musée d’art contemporain de Marseille au Walker Art Center à Minneapolis. Portrait d’un gentleman provocateur.
Élégant. Cet adjectif revient en boucle à l’évocation de Philippe Vergne. Le directeur adjoint du Walker Art Center (WAC) n’est pas homme à assommer ses interlocuteurs avec des phrases définitives ou un goût de la signature. Kathy Halbreich, directrice du WAC, le confirme : « Il donne un bon modèle aux conservateurs : comment utiliser son pouvoir pour faire quelque chose de nécessaire et le faire avec légèreté. » Avec acidité aussi. Car derrière sa politesse d’enfant sage issu de la bonne bourgeoisie française perce une ironie cinglante. L’artiste Alexandre Perigot voit même en lui un croisement entre Austin Powers et Andy Warhol étudiant ! « Il est parfois impertinent à l’égard de la hiérarchie, s’amuse le collectionneur marseillais Marc Gensollen. En garçon intelligent, il sait repérer les limites d’un système, mais toujours avec beaucoup de civilité. Il est féroce, avec délicatesse. »
Homme de responsabliltés
« Fais ce que tu veux à partir du moment où tu fais ton droit. » Ce précepte paternel, Philippe Vergne le prend au mot. Après une licence en droit, il suit des cours d’histoire de l’art à l’École du Louvre puis à la Sorbonne. Le centre d’art contemporain de Meymac lui offre sa première expérience. Par la suite, Bernard Blistène, alors directeur des Musées de Marseille, le prend sous son aile. Le mentor le propulse en 1994 à la tête du Musée d’art contemporain (MAC) de la ville. Être le chouchou de Bernard Blistène lui vaudra la jalousie de quelques conservateurs, dépités de la mise en orbite d’un tout jeune homme, de surcroît non issu du corps. « Dans les réunions de programmation, il avait mille sujets à proposer », rappelle Olivier Saillard, à l’époque responsable de la programmation du Musée de la mode de Marseille. « Au milieu d’autres conservateurs un peu endormis, il était celui qui avait envie de faire des choses. » S’il ne s’enrôle pas dans la corporation, Philippe Vergne ne mesure pas moins les enjeux du service public. « Le MAC m’a permis de comprendre ce que cela signifie que d’être dans une institution publique, indique-t-il. Un conservateur ou un commissaire d’exposition a une responsabilité d’ordre civique dès lors qu’il installe une œuvre dans un espace public. » D’emblée, il s’ouvre à l’international tout en tramant un programme soucieux de la scène locale. Il suit d’ailleurs toujours les artistes qu’il défendait alors, comme Philippe Parreno ou Alexandre Perigot. « Avec les artistes, il y a une complicité, mais aucune concession sur la chose de l’art, précise Alexandre Perigot. L’air de ne pas y toucher, il sait si une pièce est solide. Autrement, il ne la montrera pas. » Vergne enchaîne les expositions à caractère historique, comme « Fluxus », avec d’autres plus expérimentales, le tout appuyé par des conférences pointues. « Philippe s’intéressait aux avant-gardes des années 1960-1970 qui avaient élaboré des choses en dépit ou aux dépens du Musée, à la marge de l’institution, rappelle Bernard Blistène. Il a apporté à Marseille ce regard extérieur, cette distinction incomparable. Distinction dans les deux sens, de celui qui est distingué et qui sait distinguer. »
Travailleur, Philippe Vergne avoue aimer le pétrin, au sens propre du terme. Le sens figuré l’a aussi rattrapé avec l’exposition « Tout ce que je vous ai volé » d’Hervé Paraponaris. Cet événement regroupait des objets anodins que l’artiste avait chapardés à droite et à gauche. Dénoncé pour recel, Philippe Vergne subit une fouille au corps de la police marseillaise ! Cet épisode tragi-comique et le départ de Bernard Blistène l’amèneront à mûrir sa sortie.
Au-delà du spectaculaire
Celle-ci se fera de manière impromptue avec l’invitation de Kathy Halbreich à Minneapolis. « Je l’ai tout de suite apprécié car il avait une étincelle subversive et un sens de l’humour, rappelle-t-elle. C’était un penseur indépendant et sophistiqué qui exprimait ses opinions de manière modeste. Il était à l’écoute et apprenait vite. » De son propre aveu, Vergne ne pensait guère rester plus de trois à cinq ans au Walker Art Center, institution certes prestigieuse, mais perdue dans une ville du Midwest dont le chanteur Prince était l’autre fleuron. En élève appliqué, Vergne suit les missions vertueuses du Musée. Mais le jeune homme aime aussi taquiner le vice ! « Il a beaucoup contribué à infléchir le regard de Minneapolis, qui est une ville WASP (1) et le goût du Walker, qui était un musée des grands héros américains », souligne Bernard Blistène. Halbreich le reconnaît volontiers : « Philippe a une influence énorme sur la collection : il passe son temps à regarder, lire, penser, rêver sur le contenu et le rôle de la collection… Il est patient dans sa quête de la bonne pièce. »
Bien que résidant depuis plus de dix ans aux États-Unis, Philippe Vergne n’a pas succombé au brouhaha de la mode. Si le tropisme américain porte sur le show, lui se situe au-delà du spectaculaire, et aussi du spectacle pour reprendre le titre français de l’exposition organisée successivement au WAC et à Beaubourg en 2000. « Je vis à Minneapolis, entre l’Est et l’Ouest, dans un entre-deux libérateur qui m’autorise à être simultanément loin et proche de tout, et de ne pas m’attacher », confie l’intéressé. Il use en outre à bon escient aussi bien de la loupe que de la longue-vue, exercice qu’il a appliqué pour la dernière Biennale du Whitney Museum à New York. « Philippe sait voir au-delà des feux d’artifice du moment, aussi bien à rebours dans le contexte historique, mais également en avant, si un artiste ou une œuvre peuvent avoir une longévité », insiste Chrissie Iles, conservatrice au Whitney.
Le rapport de Vergne à l’histoire et plus généralement aux figures tutélaires n’a toutefois rien de paralysant. Il recourt volontiers à des pirouettes dans les titres de ses expositions comme la série des « Visiteurs » à Marseille, renvoyant à celle des « Migrateurs » d’Hans Ulrich Obrist au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. De même, il organise l’exposition « L’art au corps », clin d’œil pétillant à l’exposition de Jean Clair et Jean-Pierre Changeux, « L’âme au corps ». « Il démonte la figure du maître, tout en reconnaissant la filiation, précise Alexandre Perigot. Ce n’est pas du cynisme, mais de l’ironie, dans le sens de Jankélévitch. » Le jeune homme ne déroge d’ailleurs pas à sa bonne éducation. Avant de signer « Quand les latitudes deviennent formes », il a ainsi demandé la permission à Harald Szeemann, maître d’œuvre de la célèbre exposition « Quand les attitudes deviennent formes » !
On ne rêve qu’une fois
Issu d’une génération globale, Vergne se dérobe à tout carcan nationaliste. Sa position vis-à-vis de la France se joue d’ailleurs sur le mode du cache-cache, comme l’atteste sa participation en pointillé à l’exposition « La force de l’art ». « D’une certaine façon, il est profondément français, dans l’importance qu’il accorde au concept et son respect des idées curatoriales complexes, observe Chrissie Iles. D’un autre côté, c’est le curateur le plus radical et ouvert avec lequel il m’ait été donné de travailler, capable de comprendre la complexité des États-Unis. »
Bien qu’il jouisse au WAC d’une liberté appréciable, Vergne ne serait-il pas tenté par les sirènes de la grande ville ? « C’est l’outil qui compte, pas l’endroit. Si je trouve un outil avec la même flexibilité, pourquoi pas », élude-t-il. Il avait failli le trouver, lorsqu’en 2004, François Pinault l’avait nommé directeur de son musée sur l’île Seguin. Quand le projet a chaviré, Vergne ne s’est pas arrimé au Palazzo Grassi. « On ne rêve qu’une fois, murmure-t-il. Venise, c’est un autre projet. L’île Seguin était une aventure complète, unique, irremplaçable. » Il est alors sollicité pour le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. « À partir du moment où l’île Seguin n’était plus d’actualité, j’ai pris la décision de rester aux États-Unis, pour des raisons personnelles d’une part, et aussi parce que je n’avais pas envie de courir après d’autres lièvres, quelle qu’en soit la beauté, afin de me concentrer sur ce que j’ai initié ici », confie-t-il. À la demande de Kathy Halbreich, il retourne au WAC pour y créer une nouvelle équipe dans un bâtiment tout neuf. Il planche actuellement sur l’exposition « Kara Walker » prévue l’an prochain. « J’aimerais faire venir cette exposition en France, déclare-t-il. Si on change de contexte, son regard sur l’esclavagisme permettrait de regarder autrement la période coloniale en France. » Méfiez-vous des enfants sages !
(1) White Anglo-Saxon Protestant.
1966 Naissance à Troyes 1994 Directeur du Musée d’art contemporain (MAC) de Marseille 1997 Conservateur pour les arts plastiques au Walker Art Center (Minneapolis) 2000 Co-commissaire de l’exposition « Au-delà du spectacle » au Centre Pompidou 2003 Commissaire de l’exposition « How Latitudes Become Forms: Art in a Global Age » au WAC 2005 Commissaire de la rétrospective Huang Yong Ping au WAC 2006 Co-commissaire de la Biennale du Whitney Museum, à New York ; co-commissaire de « La force de l’art » 2007 Commissaire de l’exposition « Kara Walker: My Complement, My Enemy, My Oppressor, My Love » (17 février-13 mai), au WAC
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Philippe Vergne
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°246 du 3 novembre 2006, avec le titre suivant : Philippe Vergne