Ce spécialiste de la Renaissance italienne reconnu internationalement, devenu directeur du Musée des beaux-arts d’Ajaccio, détonne dans l’univers des conservateurs.
Philippe Costamagna, c’est d’abord un air de pirate des Caraïbes échoué sur la côte corse, mèche au vent et cheveu en bataille, le teint cuirassé, ridé par le rire, un visage qu’une paire de grandes lunettes ne parvient pas à rendre sévère. Dirigeant le Musée des beaux-arts d’Ajaccio depuis 2006, il créa une certaine surprise l’année dernière en se portant candidat à la présidence du Louvre. Il faisait figure de chevau-léger dans cette cohorte comptant quelques généraux. Aurélie Filippetti ne l’a pas reçu, mais comme la ministre de la Culture s’est comportée de même envers la plupart des candidats, il n’a pu s’en offusquer outre mesure. Il en faut sans doute plus pour fissurer sa joie de vivre. Il se dit plutôt « content » de l’escapade, sans doute satisfait d’avoir rappelé à l’élite parisienne qu’il peut y avoir dans l’île lointaine un responsable au bilan appréciable. Il se montre du reste « heureux » de la nomination de Jean-Luc Martinez, dont le vœu d’un retour vers les publics rejoint les intentions qu’il avait lui-même couchées sur le papier.
De tous les directeurs de musée de France, Philippe Costamagna est le plus atypique. « Il n’est pas inconnu qu’il n’a pas besoin d’occuper un emploi pour vivre », euphémise un grand conservateur qui ressent d’autant plus d’« admiration » pour son acharnement au travail.
Philippe Costamagna est l’héritier d’une famille de tuiliers piémontais, ayant fait fortune à Nice où elle s’est exilée à la fin du XIXe siècle. À l’âge de 2 ans, il a perdu un père qui en avait 27, d’une subite maladie du pancréas, un drame sur lequel il ne s’épanche guère. Sa mère, mariée à 17 ans, donna naissance deux ans plus tard. Cet « esprit libre » comme il la qualifie gentiment, lui en a manifestement fait voir de toutes les couleurs. Il a été élevé par ses grands-parents, d’anciens résistants qui lui ont légué leurs valeurs. Il a gardé le souvenir d’une « enfance brouillonne mais heureuse » dans cette ville cosmopolite qui ne connaissait pas le racisme, et aussi des vacances passées en Charente et en Corse, où il finit par acheter une maison avec sa sœur. Une ruine XVIIIe remise en état dans la montagne, assez grande pour accueillir son amas d’objets chinois et japonais, d’art vidéo et de photographies, les deux domaines de la création qu’il apprécie particulièrement pour leur côté ludique.
Musée imaginaire
Entrepreneur ayant profité du boom de la construction sur la côte, son grand-père a subvenu à ses besoins, contribuant peut-être à lui donner cet air de perpétuel amateur. À l’automne 1968, âgé de 9 ans, Philippe suivit sa mère à Paris, où il découvrit « les musées, la modernité, le cinéma ». Déjà papillon, l’adolescent était fasciné par « le musée de la Porte-Dorée, l’atelier Henner, le Musée Guimet » – soit le musée des colonies, la maison abritant les corps blafards de Jean-Jacques Henner près du parc Monceau et le carrefour des arts asiatiques. Du Musée de Cluny, consacré au Moyen Âge, il courait après l’autobus pour sauter sur la plateforme afin de se rendre à la basilique de Saint-Denis. Il fut ébloui par l’exposition de 1973 à Saint-Paul de Vence où André Malraux fit vivre son « Musée imaginaire ». « C’est là, dit-il aujourd’hui, que j’ai senti la pertinence de l’histoire de l’art. » Toujours présent, son grand-père lui intima : « tu seras chirurgien », puis, après mûre réflexion, « tu seras chirurgien ou conservateur »… S’étant inscrit à l’École du Louvre et à la Sorbonne, Philippe Costamagna eut à cœur de remplir sa promesse de son vivant. Il fut introduit à Della Francesca par Michel Laclotte et à Balthus, Mario Sironi et Lucio Fontana par Jean Clair. Dans l’atmosphère libertaire de l’époque, il déclina le concours de conservateur. « J’avais déjà découvert la liberté de la recherche, je ne voulais pas m’enfermer dans un sérail. »
Un œil
À l’École du Louvre, le jeune homme intégra le cénacle de fidèles de Sylvie Béguin, qui leur fit connaître la peinture et le dessin du XVIIIe siècle. « Si j’ai un œil, c’est à elle que je le dois », reconnaît aujourd’hui celui qui travaille en ce moment sur « le connoisseurship », ce moment tout particulier de l’histoire de l’art, ouvert au XIXe siècle par le critique d’art Giovanni Morelli, qui place les aventures du regard au cœur de son propos. Le dessin a toujours attiré Costamagna pour cette « grande difficulté à le maîtriser ». « L’approche n’est pas du tout la même. Beaucoup ne savent pas voir le dessin ; d’autres reconnaissent le dessin, mais pas la peinture… » Lui se plaît à combiner les deux, même si les spécialistes les plus pointus lui attribuent un regard plus aiguisé pour les tableaux…
Costamagna est un conteur intarissable, nourrissant chaque étape de ses recherches d’un enthousiasme renouvelé. La thèse qu’il a signée sous l’autorité de Sylvie Béguin sur le portrait florentin au XVIe siècle fut pour lui « une plongée fascinante dans l’histoire des personnages en leur temps ». En 1981, il obtint une bourse de la Fondation Longhi pour aller travailler quatre années en Toscane sur le premier maniérisme. Il s’immergea dans les archives des Médicis, découvrant « le collectionnisme ». Il évoque des rapports « assez intenses » avec la présidente de la Fondation, Mina Gregori, aujourd’hui nonagénaire, « excellent professeur » qui lui a « ouvert les portes des marchands d’art ». Quand on lui fait observer la dérive mercantile qui emporte pratiquement tous les historiens de l’art en Italie, il concède : « Il est très important de nourrir des relations avec les marchands, mais il faut absolument garder sa morale. Mon grand-père disait : il faut pouvoir se regarder chaque matin dans le miroir. »
De retour à Paris, en 1989, il soumit son sujet de thèse de doctorat sur Jacopo da Pontormo à Antoine Schnapper, assez renfrogné devant cet électron libre : « Vous n’y arriverez jamais. » Le thésard à la chevelure en bataille commit l’impair d’en publier la version italienne avant la soutenance devant le jury, affront que les autorités académiques goûtèrent fort peu.
« Légèreté apparente »
Agnès Costa, fille des créateurs de la parfumerie Fragonard, lui avait ouvert les portes à Grasse pour qu’il puisse travailler au calme. Il connaissait ses parents, avec lesquels il avait échangé à propos de leur collection. Elle en est restée admirative : « C’est un oiseau sur la branche, brillant, sensible, au regard merveilleux ; il m’a appris à voir. En même temps, cette légèreté apparente accompagne un travailleur infatigable, d’une patience infinie devant le monument qu’il était en train de rédiger »… Lui-même semble encore surpris d’avoir choisi Pontormo, car il se sent davantage attiré par l’exubérance de son contemporain, Rosso Fiorentino (1). En tout cas, Michel-Ange, Rosso, Pontormo, son élève Bronzino : Costamagna est attiré par une lignée d’artistes hétérodoxes, créateurs fantasques, amoureux éperdus des garzone, ces apprentisqui préparaient leurs couleurs, tour à tour neurasthéniques et batailleurs, dont les bizarreries ont toujours déconcerté l’histoire de l’art… L’extravagant Francesco Salviati ne saurait manquer à cette liste, sur lequel il a travaillé en 1998 pour l’exposition montée au Louvre avec Catherine Goguel. « Il a publié à cette occasion les archives du cardinal Salviati (Giovanni, le parrain de l’artiste), ce qui n’est pas rien… Philippe est un chercheur très réputé et respecté, le plus sympa de la terre, toujours prêt à aider, si bien qu’il connaît tout le monde, partout, en Italie, aux États-Unis, en Angleterre », s’enthousiasme cette conservatrice, pour lequel il est un exemple d’historien de l’art parlant couramment italien et anglais, « à la stature internationale, si rare en France ».
Petits maîtres
En 1999, il bénéficia encore d’une bourse de la Fondation Berenson pour approfondir ses études du portrait à la villa Tatti, le centre de recherches de Harvard à Florence. Nouvelle expérience qui lui permit, souligne-t-il, d’étendre ses réseaux amicaux à l’étranger. Il s’entendit merveilleusement avec le philosophe et historien de l’art Hubert Damisch, venu en visiting professor. Qui intercéda auprès de Michel Laclotte pour lui trouver un point de chute.
Le père du Grand Louvre et du Musée d’Orsay n’avait pas oublié l’étudiant des années Béguin. En 2006, le Niçois est envoyé au musée d’Ajaccio, qu’abrite un palais Fesch qui doit être restauré. Le budget vient à peine d’être voté. Le nouvel arrivant tient les délais : deux ans de préparation, deux ans de chantier, avec une exposition de la collection au Japon pour aider au financement, et, depuis, un accrochage accompagné d’expositions originales autour de la Renaissance et de la genèse des collections d’art.
Le noyau de son fonds est hérité de la dernière grande collection d’un cardinal romain, celle constituée par Jérôme Fesch, l’oncle de Napoléon. « Elle fut redécouverte après la guerre, après être restée longtemps ignorée, même par un historien comme Bernard Berenson », note Michel Laclotte. Un legs dans un état épouvantable, abandonné pendant un siècle, dispersé, pillé, disparu aux quatre cinquièmes, dont Costamagna essaie aujourd’hui encore de retrouver les traces en vue d’une exposition historique. Le musée ne compte plus de chefs-d’œuvre, mais un mélange d’écoles et de sujets (dont la plus belle collection de natures mortes italiennes hors d’Italie), qui attire à Ajaccio des spécialistes du monde entier. Costamagna avoue « adorer les petits maîtres », fasciné en particulier par « la modernité et la pensée de ces libres penseurs de la République au XVIe siècle, avant que le pouvoir ne reprenne la main en couvrant d’honneurs un peintre sans génie comme Vasari ».
Le directeur redonne de la cohérence aux galeries, décroche les croûtes, retrouve un Ludovico Carracci, identifie trois tableaux florentins, restaure une à une les peintures, acquiert des tableaux corses. Dans cette île réputée difficile, il gagne l’appui du maire et du président de la Haute-Corse. De Paris, comme tant de conservateurs de province, il n’attend plus rien. Pas moins de 50 000 personnes chaque année retrouvent le chemin du musée. Il est adoré des personnels. Avec France 3, il signe un partenariat pour présenter en 4 min 30 s une œuvre, sept fois par semaine, en français et en corse.
Écart à Bakou
En 2012, il fait un écart dans un épisode baroque de la République. Recommandé par un ami cher, Jean-Pierre Biron, conseiller du ministre Frédéric Mitterrand, il est envoyé à Bakou (Azerbaïdjan) monter à la va-vite une exposition, sous le titre midinette de « Plaisirs de France », pour complaire à l’épouse du satrape local. Le commissaire s’accorde quand même le malin plaisir d’inclure la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parmi les 450 objets présentés.
Paris le tente. Il n’est pas Vasari, couvert d’honneurs et de titres, mais son bilan résiste mieux à l’examen que certains présidents d’établissement public. Il n’aurait sans doute pas refusé de rejoindre Jean-Jacques Aillagon aux Arts décoratifs. Mais aujourd’hui, l’île le rappelle à lui. Entre deux publications scientifiques, il nourrit le projet avec la Fondation Napoléon d’installer dans l’hôtel de ville un musée dédié à l’Empereur. On ne quitte pas aisément l’île où u soli sorti par tutti, où le soleil finit par briller pour tous.
(1) Le palais Strozzi à Florence confronte ces deux artistes jusqu’au 20 juillet.
1959 : Naissance à Nice.
1984 : Bourse de la Fondation Longhi pour étudier à Florence.
1994 : Publication du catalogue raisonné Pontormo chez Electa.
1999 : Bourse de la villa Tatti à Florence.
2006 : Directeur du Musée Fesch à Ajaccio.
2010 : Réouverture du musée, après deux ans de travaux.
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Philippe Costamagna, conservateur des musées de la Ville d’Ajaccio
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°415 du 6 juin 2014, avec le titre suivant : Philippe Costamagna, conservateur des musées de la Ville d’Ajaccio