PARIS
Architecte et urbaniste, Paul Virilio est considéré comme l’un des critiques les plus pertinents de la technologie de l’époque contemporaine. Auteur de l’exposition « Bunker Archéologie » à Paris, en 1972, au Musée des Arts décoratifs, puis « La Vitesse » à Jouy-en-Josas, en 1991, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, il poursuit sa réflexion sur le thème de l’accident en collaborant à nouveau avec cette institution. Explication.
Comment et à quel moment de votre réflexion la question de l’accident s’est-elle imposée à vous au point de vouloir l’exposer ?
Si « Bunker Archéologie » abordait le thème de la guerre et « La Vitesse » ce qui a transformé en profondeur le XXe siècle, « Ce qui arrive » traite de l’accident comme corollaire de celle-ci. Il y a une totale cohérence entre les trois thèmes. Né en 1932, je suis un enfant de la guerre, de la guerre-éclair, aussi pour moi la guerre et la vitesse sont des formes de violence qui se renforcent mutuellement à travers les chars, les avions, les missiles ou les technologies nouvelles. L’accident fait partie de la vitesse ; il en est l’indissociable conséquence. C’est la perte de contrôle, pas simplement sur la route mais dans tous les domaines. Quand on accélère un processus, on tend à en perdre le contrôle parce que, nous-mêmes, nous sommes une vitesse. La vie est vitesse. La guerre, la vitesse et l’accident sont donc liés de façon fondamentale.
Y a-t-il un événement en particulier qui a déclenché cet intérêt pour l’accident ?
Pour moi, le moment déclenchant a été l’accident de la centrale de Three Mile Island, en 1979, en Pennsylvanie. J’ai alors publié un grand papier dans Libération, intitulé « L’accident originel », en référence au péché originel, pour attirer l’attention sur l’extrême gravité de cet événement. Par la suite, lorsque François Barré, chargé de la mise en place d’un Musée des Sciences et des Techniques m’a demandé conseil, je lui ai répondu qu’il suffisait d’exiger dans le cahier des charges du concours que chaque discipline – la chimie, la biologie, la physique, l’automatisme, etc. – présente sa négativité. D’un côté, le progrès ; de l’autre, la catastrophe.
Pourquoi cette dichotomie ? Pour effrayer ?
Non pas pour faire peur mais pour être cohérent avec la réalité des sciences elles-mêmes.
Aristote nous dit : « L’accident révèle la substance ». La substance est absolue et nécessaire, l’accident est relatif et contingent. Ils sont insécables l’un de l’autre. Malheureusement je n’ai pas été entendu et La Villette a ouvert en 1986 sans donner la moindre place à la question de l’accident. 1986, qu’est-ce que c’est ? L’explosion de Tchernobyl et celle de la navette Challenger ! L’occasion m’a alors été donnée de publier un texte pamphlétaire dans Art Press pour dénoncer le fait que l’on n’ait pas été capable, scientifiquement, de faire face à la négativité du progrès. Enfin, il y a quelques années, quand Hervé Chandès, l’actuel directeur de la Fondation Cartier, me sollicite à nouveau pour faire quelque chose ensemble, il n’y a pour moi qu’une seule réponse : le musée de l’accident ! Je n’ai rien d’autre à dire que cela. Là-dessus arrive le 11 septembre : la réalité dépasse la fiction...
Mais le 11 septembre, c’est un attentat. En quoi cela relève-t-il de l’accident ?
Ce n’est pas un attentat, c’est un accident volontaire ! Il n’est fait usage ni d’explosif, ni de missile, ni de bombe et le résultat, c’est 3 000 morts ! On est face à une situation inédite : le détournement de deux avions en tant qu’armes de destruction massive. A preuve : d’un côté, il y a Pearl Harbour, 2 500 morts, avec porte-avions, bombardiers, bombes, etc., bref une énorme machine ; de l’autre, le World Trade Center, 3 000 morts, avec seulement 19 individus, quelques cutters et deux jets.
Vous considérez l’accident comme le corollaire de l’invention de la vitesse mais n’est-il pas consubstantiel à l’idée de civilisation, au regard de ce qui la dynamise, à savoir la volonté de puissance, de pouvoir. L’accident n’est ni une question nouvelle, ni l’apanage d’un siècle et pourtant, dans l’exposition, vous avez focalisé votre réflexion sur le XXe siècle. Pourquoi ?
L’exposition est partagée en deux. Au rez-de-chaussée – dont je rappelle que le thème est celui de la chute – la référence à la tour de Babel et à la chute des anges y est explicite. Ce sont là de grands symboles qui sont indépassables. La chute de Babel, c’est la chute de la connaissance, de la volonté de puissance ; la chute des anges, c’est la question du mal. D’un côté, c’est la chute aérostatique dont j’ai confié la mise en œuvre plastique à un architecte new-yorkais, Lebbeus Wood, et qui a été sonorisée par Stephen Vitiello à partir de bandes-son enregistrées sur les tours du World Trade Center quand il était debout. De l’autre, c’est la chute aérodynamique qu’illustre le travail de Nancy Rubin sur les crashs d’avion. Avec ce couple d’Américains, l’un de la côte Est, l’autre de l’Ouest, j’ai voulu rendre hommage à New York et le World Trade Center y est omniprésent. Rappelons à ce propos que nous sommes sur le site de l’ancien American Center là même où Julian Beck et le Living Theater ont inventé le happening. « Happening » : ce qui arrive !
Les travaux présentés au sous-sol n’en appellent qu’au médium film alors qu’on aurait pu s’attendre à voir, dans une fondation d’art contemporain, ne serait-ce que quelques éléments référentiels à l’idée de l’accident – de la copie peinte par Warhol de la une du New York Mirror titrant sur « 129 die in jet » aux images de Tchernobyl de Louis Jammes. A quoi correspond ce choix ?
Au sous-sol, j’ai voulu préfigurer ce que pourrait être, en partie, un musée de l’accident. Si j’ai fait appel à des vidéastes, des cinéastes et des documentaristes, c’est parce qu’il s’agissait de montrer « ce qui arrive », c’est-à-dire une dynamique. Je voulais montrer le mouvement, la cinématique de ce qui arrive et, à cet égard, le cinéma et la vidéo sont irremplaçables. De ce point de vue, l’œuvre emblématique, ce sont les webcams de Wolfgang Staehle où l’on voit arriver l’accident du World Trade Center. Pour moi, il ne s’agissait en aucun cas d’exposer la relation de l’art et de l’accident. D’autre part, « Ce qui arrive » n’est ni une exposition d’avant-garde, ni d’arrière-garde, c’est une exposition de mise en garde et je ne suis l’auteur que de la mise en garde.
Faute d’être une exposition d’art contemporain au sens convenu de l’expression, ne pourrait-on pas dire qu’elle est une exposition du monde contemporain ?
En fait, c’est un « crash test » de la culture. Le « crash test » est un élément très important du perfectionnement d’un véhicule. L’agence Renault en fait 400 par an au centre Lardy pour améliorer la sécurité de ses véhicules. Avec les artistes, nous avons fait dans cette exposition un « crash test » dans l’espoir d’améliorer l’intelligence de la catastrophe. Il s’agit de faire face à la méduse au lieu de la nier et de laisser l’exclusivité du crash à l’étrange lucarne du 20 heures ou du prime time.
Les images de toutes ces projections sont proprement spectaculaires. L’exposition « Ce qui arrive » n’est-elle pas dans le prolongement de ce qu’annonçait Guy Debord à propos de la société du spectacle ?
Non, pas du tout, il ne s’agit pas de faire un spectacle, mais au contraire de regarder la méduse et de la faire se regarder dans une glace afin de produire une réflexion. Un miroir, c’est une réflexion. Si l’on est exposé à tous les accidents, comme le vérifie la cascade d’accidents auxquels on assiste jour après jour, mon projet est très précisément d’inverser ce rapport, c’est-à-dire d’exposer l’accident. Au regard du développement sans cesse accéléré des technosciences, il plane sur le monde une énorme menace qui n’est pas le fait de nos erreurs mais de nos prouesses. En exposant l’accident, on peut faire émerger une intelligence nouvelle qui la réduira. Au début du XXe siècle, les accidents étaient locaux, les trains déraillaient dans un endroit, le Titanic coulait dans l’Atlantique Nord ; aujourd’hui, nos accidents sont globaux et l’accident est en train de devenir intégral. Il intègre en chaîne d’autres accidents, qu’il s’agisse de Tchernobyl, du crack boursier ou du décodage du génome humain. Il ne s’agit pas de nier la réalité mais de faire face à ces accidents majeurs.
Curieusement, vous n’employez que très rarement le mot de catastrophe. Pourquoi ?
Parce qu’il est trop baroque.
Pourtant, votre thèse n’est pas étrangère à la théorie des catastrophes de René Thom, qui vient de nous quitter...
Le mot de catastrophe sous-tend le plus souvent l’idée de catastrophisme ; or il ne s’agit pas de faire peur. Ce n’était d’ailleurs pas l’intention de René Thom. Il est question d’apprendre à lire L’écriture du désastre – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Maurice Blanchot – et d’en tirer une nouvelle philosophie au lieu de détourner la tête, par peur, comme si de rien n’était.
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Paul Virilio, pour un musée de l’accident
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°543 du 1 janvier 2003, avec le titre suivant : Paul Virilio