PARIS
Loin du tumulte de la ville, l’artiste élabore un œuvre silencieux et discret, où la puissance naît de la répétition des gestes et du détournement des savoir-faire. À l’abbaye de Maubuisson, il propose une exposition en écho à l’histoire des lieux.
Dans la vallée des mésanges, à l’orée de forêts d’ocres et de verdures que l’hiver recouvre de son manteau blanc, où la pluie bruisse des mots froids et où la lumière sombre plonge le regard au bord du rêve et du réel, niché dans un ancien presbytère, s’ouvre le monde de Patrick Neu. À l’atelier, patiemment, il tisse les vertiges du temps. Alchimiste solitaire, il filtre le bruit du monde, malaxe la vie, matière en fusion qu’il transmue en instants de cristal.
Vivre. Expérimenter. Mourir et renaître. Faire et refaire. Patiemment. Perpétuellement. Le cycle de l’art et le cycle du vivant demeurent intimement mêlés. « On se nourrit d’abord de la vie, pas forcément des monuments ou des peintures », souligne Patrick Neu. La chair de la vie se retrouve filtrée dans le corps de l’œuvre où l’expérience du temps demeure fondamentale. Une œuvre qui résonne avec la manière même de vivre de Patrick Neu, de façon quotidienne ou lors de voyages, comme nous le montre le film documentaire de Stéphane Manchematin et Serge Steyer sur l’artiste : Le complexe de la Salamandre [production Mille et Une, 2014]. Les longues journées d’hiver, prendre le temps de lire et de ne pas parler. Contempler le monde alentour. Regarder les verreries au travail et le cristal en fusion, langue de feu d’artifice qui éblouit et réchauffe. Au rythme des saisons, se promener en forêt. Sentir le froid de la neige effleurer la peau comme des ailes de cire. Regarder et toucher le bois. Écouter le vent. Imaginer toutes sortes de créatures aussi farfelues que celles surgies d’un tableau de Jérôme Bosch. Et puis bien sûr, voyager. Rome. Kyoto. Le Tibet. Ça laisse quoi comme empreinte, dans l’âme et dans le cœur, de faire une armure japonaise à l’âge de 15 ans ? De voir aux cimes des montagnes sacrées des funérailles célestes ? Et de sentir le goût de la chair dépecée, transmuée en morceaux d’éternité, en un majestueux envol d’oiseaux noirs ? Ça laisse quoi comme empreinte de plonger dans les catacombes de la mémoire, de vivre un quotidien où passé et présent, vie et mort s’entrelacent sans fin ? Un certain goût pour le rituel. Pour le passage. Pour l’éphémère. Pour la transformation. Oui sans doute, tout cela se retrouve dans l’œuvre de Patrick Neu où demeure fondamental, d’abord, le temps du faire. Le temps de la matière.
Car, pour Patrick Neu, vivre c’est d’abord éprouver le silence du geste, à l’atelier. Peut-être parce que, depuis l’enfance déjà, il est mal à l’aise avec les mots. Lorrain d’origine, il parle en famille un dialecte qu’on lui interdit à l’école. Alors, il ne parle pas beaucoup et trouve dans le dessin une manière de s’exprimer. Depuis, l’enfant devenu artiste n’a cessé de dessiner et de détourner toutes sortes de savoir-faire traditionnels. Quand l’art contemporain nous abreuve de grandiloquent, de spectaculaire, de stratégie cynique, de surprésence égotique, de pauvreté du faire au profit du verbiage ou du concept, lui, Patrick Neu, sans se presser, sans répondre à une urgence marchande, fait en silence ses œuvres, produit peu et expose peu. Comme le souligne Katell Jaffrès, qui fut chargée par Jean De Loisy du commissariat de la grande exposition de l’artiste au Palais de Tokyo en 2015, « c’est un artiste qui résiste dans sa manière de créer en se donnant du temps et en utilisant des techniques traditionnelles qu’il détourne, faisant de chaque œuvre une aventure avec son lot de complexité, de recherche, d’échec et de réussite ».
Lentement, Patrick Neu construit son œuvre à travers des gestes qui nécessitent beaucoup de temps et de concentration. Une façon de faire, méticuleuse, répétitive, qui demande patience et dextérité. Reproduire à échelle 1 une armure de cristal et de plumes. Tisser un voile de cheveux. Attraper une à une des ailes d’abeilles mortes, avec une pince à épiler, et les fixer une à une avec un vernis, pour en faire une camisole ou un masque. Dessiner sur de la suie déposée sur du verre et y laisser l’empreinte des plus belles œuvres. Dans ce rituel du faire, dans lequel l’artiste trouve du plaisir, peut-être y réside-t-il aussi une dimension spirituelle. Une façon de s’extraire de soi par une pratique ritualisée, comme on peut le retrouver dans le bouddhisme ou le zen. Par des gestes simples et répétés, dans une sorte d’éveil méditatif, se fondre dans l’éternelle fragilité de l’instant présent ?
Ces vertiges du temps, l’artiste les fixe dans le corps des œuvres. Fondées sur la tension des polarités, elles matérialisent toutes l’empreinte du vivant. De la matière à sa liquéfaction, du corps à l’immatériel, du sombre au translucide, toutes ne sont qu’état transitoire. Toutes sont ambivalentes, telle une effigie de cire en perpétuelle refonte, entre chaleur et froideur, vie et mort. Réalisée avec l’aide de maîtres verriers, sous la direction de l’artiste qui travaille comme responsable de création aux cristalleries de Saint-Louis-lès-Bitche, l’armure de cristal procède ainsi d’un matériau noble dont le travail demande technicité et patience. Ce matériau, à la fois pur, protecteur et coupant, incarne la dualité d’une image surgie de l’inconscient chevaleresque et militaire ici transmuée en gisant terrassé, au corps de verre et de plumes, fragmenté et fragile. Tout comme la camisole de force qui, tissée avec des ailes d’abeilles et en perdant sa fonction première, entremêle poétiquement sentiments de résistance et de fragilité, de lutte et de renoncement.
Appliquées à l’aide de bougie à l’intérieur de vitrines ou de verres à pied en cristal, certaines œuvres encore utilisent la suie pour fixer l’image d’une mémoire collective qui, à tout moment, risque de s’effacer. Délicatement dessinées dans le noir de fumée, des scènes bibliques ou historiques tirées de tableaux de maîtres, de Jérôme Bosch à Holbein ou Dürer. Mouvante en fonction de la lumière et du déplacement du spectateur, se surimposant aux reflets environnants et à l’imaginaire de chacun, l’empreinte demeure partielle et fugace : tout comme nos souvenirs, la force de son apparition n’en est que plus forte qu’elle nous échappe aussitôt qu’elle surgit au regard. Un instant de poussière fragilement fixé sur les parois du temps.
Pour son exposition personnelle à l’abbaye de Maubuisson, Patrick Neu a réalisé des pièces qui dialoguent avec l’histoire du lieu. Comme le souligne Isabelle Gabach, directrice adjointe chargée de la programmation, « par son rapport à l’histoire et à la mémoire, par son univers poétique et sensible, je me projetais bien son travail dans l’espace et c’était intéressant de faire place à un type d’œuvres plus petites qui n’avaient pas la grandiloquence de la plupart des installations invasives jusqu’alors produites à l’abbaye ». Des pièces plus fragiles, certes, mais qui, de par leur paradoxe et leur complexité, résonnent avec force dans le lieu et véhiculent une dimension politique singulière.
Se poser la question du religieux, pour Patrick Neu, c’est se poser la question de la vie, donc d’un rapport à la mort, mais aussi à l’histoire de la peinture. Une histoire qui demeure directement liée à celle de la religion, depuis ses plus grands mécènes à ses thèmes de prédilection. Les vitrines que l’artiste expose à l’abbaye, qu’elles soient anciennes ou plus récentes, traitent de sujets religieux et font référence aux sept péchés capitaux. Luxure, envie, orgueil. Tentation de saint, chute des damnés, jardin des délices, jeune fille étreinte par la mort, cavaliers de l’Apocalypse, mort du Christ. Autant d’histoires de désirs et de pulsions de mort qui se répètent et résonnent en nous. « Tout ça, confie l’artiste, ce sont des thèmes qui reviennent, comme les danses macabres… Pour moi, Jérôme Bosch, c’est contemporain même si on a perdu les codes… On se retrouve nous-mêmes quelque part là-dedans… Récemment, on a parlé de la guerre 14-18, eh bien c’est la même chose, on est tout le temps dans les danses macabres… C’est très présent dans notre société, même si on tend à l’ignorer ou à l’oublier. »
Du reste, faire écho aux péchés capitaux dans ce lieu saint trouve un sens particulier. Sans doute ces fragments de mémoire peuvent-ils renvoyer à l’histoire des religieuses et aux pensées qui les ont traversées, isolées, en proie à leurs failles humaines que la religion, parfois avec folie, tente de canaliser et de faire taire en vain… L’ambivalence vis-à-vis du religieux, lorsqu’il incarne fanatisme ou enfermement, est très présente dans certaines pièces de Patrick Neu. Ici déjà, l’artiste avait coulé en plomb le corps d’un Christ, figé au poignet d’une lame en cristal, y suggérant que l’histoire ne s’était certes pas fait prier pour tuer au nom des religions. Là, de même, une sculpture plus récente réalisée pour l’abbaye représente une paire de mains en prière, où l’imbrication de cire et de tessons de verre peut à la fois suggérer la protection et la blessure, le recueillement et la souffrance. Et c’est une même ambiguïté qui constitue ce voile de cheveux, que l’artiste a patiemment tissé et suspendu, comme un suaire flottant au plafond de l’abbaye. Ce qui l’intéresse ici ? L’histoire des religieuses bien sûr, que matérialisent comme autant de destins croisés ces milliers de cheveux de femmes, d’origines diverses. Des religieuses qui, en entrant dans les ordres, ont fait don de leur féminité en se tondant les cheveux et en portant le voile. Mais, précise l’artiste, il s’agit de « destins souvent forcés, pas toujours choisis ». « L’enfermement, l’abnégation, l’extrémisme », tout cela l’interroge et à travers l’histoire des religieuses, c’est l’histoire des femmes que l’artiste questionne, « depuis la Seconde Guerre mondiale au problème actuel de la burqa ».
Autre facette des traces de l’actualité dans le travail de Patrick Neu : l’écho à la disparition des abeilles, « un drame dont tout le monde parle et pour lequel personne ne semble vraiment agir ». Conçue pour l’abbaye, la maquette en bois de tilleul que l’artiste a fait réaliser reproduit à l’échelle 1-10e la salle voûtée du Chapitre. Deux essaims d’abeilles y ont été déposés par un apiculteur, y formant aux parois une étrange ruche avant d’en être retirés, ne laissant que la trace de leur passage. Une mue de miel et de cire, douce et froide, vivante et dépeuplée. En écho au travail des religieuses, dans leur organisation quotidienne et communautaire, l’œuvre renvoie au monde complexe et organisé des abeilles qui fascine l’artiste. Une œuvre qui, matérialisant le passage d’une activité au sein d’une architecture fantôme, porte à la fois le goût de la disparition et l’empreinte d’une résistance.
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Patrick Neu, fixer patiemment l’instant
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°719 du 1 janvier 2019, avec le titre suivant : Patrick Neu, fixer patiemment l’instant