L’artiste intervient dans quatorze lieux de la région parisienne.
PARIS - Tantôt photographe, vidéaste ou sculpteur, passant sans encombre de l’image au son ou du texte à la matière brute, à la croisée des disciplines, Melik Ohanian manie avec dextérité l’art d’esquiver les étiquettes. Lauréat de la Villa Médicis en 2003, cet artiste prolifique et globe-trotter est partout à la fois, c’est en cela qu’il est insaisissable. Il a justement fait de l’ubiquité la stratégie de son projet « From the voice to the hand » qui s’étend de septembre à mars dans quatorze lieux entre Paris et sa région. Melik Ohanian ne s’est pas contenté de répondre aux invitations simultanées de plusieurs institutions : parallèlement aux créations présentées au FRAC Île-de-France/Le Plateau, au MAC/VAL (Vitry-sur-Seine, Val-de-Marne) et à l’Abbaye de Maubuisson (Saint-Ouen l’Aumône, Val d’Oise), on pourra voir des œuvres sorties des réserves pour l’occasion (au MAC/VAL, au Centre Pompidou et à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration), assister à l’inauguration de commandes publiques (au collège Rosa Park à Gentilly (Val-de-Marne) et à la piscine de Belleville à Paris) ou à d’autres événements ponctuels… toujours signés Ohanian. Plus qu’un « coup de pub », l’opération est un véritable « coup de maître », qui se mesure d’abord à l’échelle du monde de l’art dont l’artiste bouleverse les protocoles, en obligeant par exemple ses différents acteurs à travailler ensemble : « Cela a eu un effet réel sur nous et nos équipes », confesse Caroline Bourgeois, commissaire de l’exposition du Plateau. Dans le débat au long cours sur la place de l’œuvre dans le procédé de monstration, le geste d’Ohanian fait date. Non seulement l’artiste impose ses règles du jeu en traversant les territoires hiérarchisés de la création − d’une galerie parisienne (Chantal Crousel pendant la FIAC) à une association d’artistes de la Courneuve −, mais il questionne plus que jamais l’identité de l’œuvre, et même son identification, dans le paysage démultiplié de l’exposition où elle dévoile chaque fois une nouvelle facette. Est-il possible de « cerner » l’œuvre d’Ohanian ? « From the voice to the hand » complique la tâche, mais on est tenté d’y chercher quelques clés de lectures, comme autant de tactiques d’approche.
Bien sûr, le dépliant où se chevauchent les frises chronologiques annonçant la durée des expositions trahit d’emblée l’obsession de l’artiste pour le temps. Celle-ci s’éprouve avec le plus d’intensité au Plateau, quand l’expérience de l’œuvre, sa pratique, immerge le spectateur dans une durée inquantifiable, alors que le temps « réel » de la rue par les fenêtres grisées semble s’être arrêté. L’on doute enfin du rythme de la trotteuse derrière la vitre embrumée d’une grande horloge (Trouble times) : indique-t-elle l’heure exacte ? À moins que la réponse ne soit relative, comme le suggère l’horloge de Mars (Mars Clock Model) où une journée correspond à 24 heures, 39 minutes ou peut-être 35 secondes ?
Décalages et interstices
Quelques secondes entre l’image et la parole des slameurs dans l’installation vidéo Peripherical communities (Cité nationale de l’histoire de l’immigration), ou dix ans avant de rendre publiques les discussions tenues dans le huis-clos d’une datcha en Arménie (Datcha project, à l’abbaye de Maubuisson), c’est dans le décalage que Melik Ohanian crée de nouveaux espaces-temps, des interstices dans lesquelles se mesure l’épaisseur du présent et se réinvente le rapport au temps. Car ce désir de perturber la temporalité, de s’affranchir du cadre préétabli, traduit plus largement celui de bouleverser toutes les règles du jeu, comme celles du sport le plus institué en France avec le Cosmoball, jeu de ballon sur un terrain circulaire dessiné dans le parc de Maubuisson, où s’affronteront trois équipes à chaque partie du championnat prévu au printemps 2009. En s’immisçant ainsi un tiers dans la dualité, Ohanian renégocie symboliquement le caractère binaire du monde, et ses rapports de force : entre le vainqueur et le perdant, le nord et le sud, le noir et le blanc. En effet, la dimension politique du travail de l’artiste, dont témoignent la fresque historique au collège Rosa Park à Gentilly, les poèmes des descendants d’esclaves (Peripherical communities), ou le hamac monumental tissé par des familles d’un petit village du Mexique (Abbaye de Maubuisson), semble rejoindre l’utopie de construire ensemble le présent. Pour cela, l’artiste d’origine arménienne effectue au Plateau un geste déclaratif : dans une petite salle, il a brisé en éclat une sculpture de verre représentant une kalachnikov. L’œuvre cassée libère l’artiste du poids du passé et de l’exclusivité de la création. Le public peut alors créer de nouveaux mots avec les lettres de plâtre disposées en tas, qui ont autrefois servi à écrire des phrases de Deleuze, Foucault ou Merleau-Ponty. « From the voice to the hand », « de la voix à la main », comme dénominateur commun, évoque alors la double qualité conceptuelle et matérielle de cet œuvre, mais résonne aussi comme un slogan enthousiaste, qui invite l’artiste à « passer le relais », de l’espoir d’un monde plus juste à sa construction collective et concrète, avec des lettres de plâtre et des briques de terre (celle de l’hypothétique datcha, à l’Abbaye de Maubuisson)
FROM THE VOICE TO THE HAND, jusqu’au 23 novembre, FRAC Île-de-France/Le Plateau, place Hannah Arendt, 75019 Paris, Tél. 01 53 19 84 10, www.fromthevoicetothehand.com, du mercredi au vendredi 14h-19h, samedi et dimanche 12h-20h. Jusqu’en mars dans treize autres lieux.
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Ohanian omniprésent
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°290 du 31 octobre 2008, avec le titre suivant : Ohanian omniprésent