Réinterpréter, reconsidérer, repenser…, ou mieux : « revisiter ». Les vocables à préfixe « re- » sont aujourd’hui légion pour évoquer, au sens figuré, cet exercice complexe qui consiste à prendre un archétype, souvent réputé, et à créer un nouvel objet qui s’en inspirerait fortement, tout en s’en éloignant néanmoins un peu quand même…
Deux exemples : d’un côté, Robert Stadler, designer parisien né à Vienne (Autriche) en 1966, de l’autre, Philippe Starck, 63 ans, star planétaire. Le premier vient de « revisiter » la célèbre chaise no 14 mise au point, en 1859, par le maître menuisier Michael Thonet, fondateur de la firme éponyme. Tout le monde, ou presque, connaît la chaise no 14 – aujourd’hui rebaptisée « 214 » –, plus communément appelée « chaise de bistrot », et sa célèbre structure en bois courbé. Or cette technologie de cintrage du bois (du hêtre massif) comporte des stades de fabrication manuelle qui, en regard des sièges actuellement disponibles sur le marché des cafés et des restaurants, se révèle onéreuse, ladite chaise coûtant autour de 525 euros. D’où l’idée de la société Thonet de proposer un siège meilleur marché. Numéroté 107, celui-ci a été dessiné par Robert Stadler, à l’origine pour le restaurant Corso Bastille, à Paris, ouvert à la fin de l’année 2011 et dont il réaménageait l’intérieur. Son credo : « Simplifier la courbure [de la no 14 originelle] par une ligne droite, tout en prenant soin de maintenir le confort de la chaise. » Résultat : en lieu et place de la fameuse ligne fluide qui faisait toute l’élégance de la chaise de bistrot « classique », on trouve désormais une forme fragmentée constituée de trois éléments au lieu d’un, et le vide qui stylisait le dossier est devenu plein. Bref, mis à part qu’elle est entièrement en bois, cette nouvelle chaise n’a plus rien à voir avec sa légendaire ancêtre. Mais le cahier des charges est respecté, le prix de la no 107 s’élevant à… 343 euros HT.
De son côté, Philippe Starck continue de revisiter jusqu’à plus soif les styles, piochant sans scrupule dans le répertoire des formes existantes. Tel un DJ, il n’hésite pas à mixer trois silhouettes mythiques afin d’imaginer, pour la firme transalpine Kartell, cette chaise en polycarbonate intitulée Masters [« Maîtres »], dont le prototype avait été dévoilé au Salon du meuble de Milan de 2009. Le procédé est pour le moins « gonflé » puisqu’il a consisté à « coller » les uns sur les autres les profils des assises des chaises Série 7 d’Arne Jacobsen et Eiffel de Charles & Ray Eames, ainsi que du fauteuil Tulipe d’Eero Saarinen, avant de tracer le volume généré par cet « assortiment » insolite. En langage « starckien », on appelle cela « un hommage à trois icônes du design » (sic), ou mieux, « un summum stylistique ». Résultat : une esthétique plutôt laide, mais un prix qui défie la concurrence : 154 euros. Rien que l’an passé, Kartell se vante d’en avoir écoulé « 100 000 exemplaires dans le monde entier en six mois seulement », de juillet à décembre 2011. Un pavé dans la mare de feu le designer américain Raymond Loewy, auteur du fameux ouvrage… La Laideur se vend mal (éd. Gallimard, 1re éd. en 1953).
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No 107 / masters : le QI entre deux chaises
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°363 du 17 février 2012, avec le titre suivant : No 107 / masters : le QI entre deux chaises