SERIGNAN
À Sérignan, dans l’Hérault, une œuvre monumentale et magistrale réalisée par l’artiste monténégrin dans les années 1990 risque la démolition si le projet de réhabilitation n’aboutit pas. Visite de ce lieu sans équivalent.
Fin septembre 2011, l’air est sec et le soleil encore vif, les vendanges battent leur plein dans la campagne languedocienne. Les tracteurs et leurs remorques gonflées de grappes de raisin sillonnent les chemins autour de Sérignan, un petit bourg viticole situé en bordure de mer, à dix kilomètres de Béziers. À l’écart de cette agitation, une centaine de personnes se sont donné rendez-vous au domaine des Orpellières, devant une ancienne ferme viticole laissée à l’abandon. Isolés en pleine campagne, à trois cents mètres de la plage cachée par les dunes, situés au cœur d’une exceptionnelle réserve naturelle de la faune et de la flore typiques des terrains maritimes salins, les bâtiments semblent en totale déshérence.
Le souvenir des pendus de Cetinje, en ex-Yougoslavie
Mais qui franchit l’entrée de la vaste cave ne peut qu’être saisi par ce qui se présente à ses yeux : un incroyable théâtre d’amour et de cruauté réalisé par l’artiste Dado (1933-2010) entre 1994 et 1999. Les murs et les piliers intérieurs sont recouverts d’immenses peintures murales fortement colorées, peuplées d’innombrables créatures en apesanteur. De toutes tailles et de toutes configurations, des personnages, à la vivacité narquoise ou sinistre, rigolent ou hurlent dans un incroyable bouillonnement baroque. Tout aussi troublantes sont les énormes sculptures réalisées avec des fragments de livres ou de poupées désarticulées, des oiseaux pétrifiés, des perruques, des bouts de tissu, des pièces de bois ou de métal, de gigantesques ossements factices provenant du décor de Tamerlano de Haendel réalisé par l’artiste pour l’opéra de Karlsruhe.
Pendues à une poutre, deux silhouettes peintes, épurées, discrètes, paraissent quelque peu décalées dans ce tohu-bohu de formes et de couleurs. Ce sont les deux pendus que l’enfant a vus se décomposer au fil des jours sous leur arbre, à Cetinje, sa ville natale, dans l’ancienne Yougoslavie. C’était en 1944. Toujours incisif, l’artiste évoque avec une belle économie de moyens ce souvenir si terrible. D’énormes carcasses de voitures-ossuaires criblées d’impact de chevrotine parachèvent ce festival tonitruant.
À Sérignan, loin de la guerre civile
L’aventure a commencé en 1993, quand André Gélis, à l’époque maire de Sérignan, fait la connaissance de Dado à l’occasion d’une exposition de l’artiste dans cette petite ville de 7 000 habitants. Dado, qui a son atelier à Hérouval, dans le Vexin normand, depuis le début des années 1960, est immédiatement subjugué par la vaste propriété perdue en pleine nature et livrée aux vents de la Méditerranée que lui fait découvrir monsieur le maire, amateur d’art.
Les deux hommes passent un accord, la ville de Sérignan met les lieux à la disposition du peintre, sans contrepartie. Plusieurs fois par an, Dado viendra y travailler trois ou quatre jours de suite, recouvrant les murs et les poutres de fresques et réalisant ses invraisemblables sculptures.
Heureux de pouvoir s’abstraire des contraintes ordinaires du marché de l’art et des attentes commercialement réalistes des galeries, l’artiste peut ici donner libre cours à sa puissance créatrice la plus débridée. Dado a toujours travaillé comme s’il était vain ou déraisonnable de vouloir établir une frontière rigide entre rêve et réalité. Pour lui, le rêve peut être plus vrai que la réalité. Sans aucun sentiment religieux, mais juste une évidence : les rêves peuvent être d’extraordinaires espaces de liberté. Dans les années 1990, il était difficile à l’artiste de ne faire que de beaux rêves. Dado est yougoslave – il n’a jamais voulu prendre la nationalité française – et la guerre faisait rage dans son pays d’origine.
Né à Cetinje, ancienne capitale du Monténégro, petit pays de 600 000 habitants où les montagnes sont si belles, il arrive en France en 1956. L’enfant a connu la Seconde Guerre mondiale. L’homme imagine trop bien ce qu’est une guerre civile. Il sait aussi qu’une souffrance trop intériorisée peut se transformer en abîme vertigineux.
Un projet des pouvoirs publics pour sauver les Orpellières
Ouvert au public en 1999, ce temple païen totalement incongru, hanté de rêves énigmatiques et de florissants cauchemars, est aujourd’hui en grand danger. À la suite d’un effondrement partiel de la toiture, le site a dû être fermé. S’il n’est pas rénové, il devra bien sûr être rasé, sécurité oblige. L’ancien maire, André Gélis, le maire actuel de Sérignan, Frédéric Lacas, les élus du département et de la région, le ministère de la Culture et le Conservatoire du littoral, propriétaire du domaine des Orpellières classé en site protégé, pour la plupart présents par cette belle journée de vendanges, ont monté un projet. La réhabilitation du bâtiment (environ 150 000 euros) et l’aménagement de l’ensemble du territoire de la ferme viticole en « Centre d’interprétation art et environnement », pour un coût global de deux millions d’euros, semblent en bonne voie, dixit le maire. La famille et les proches de Dado ne retenaient pas leur émotion.
Aux Orpellières, Dado a pour la première fois pu matérialiser son rêve de travailler sans aucune limite spatiale. Fort de cette expérience, il a, durant les dix dernières années de sa vie, réalisé des fresques murales in situ à la chapelle Saint-Luc de Gisors, dans un blockhaus de Fécamp et dans l’« ambassade de la IVe Internationale » à Montjavoult. Peu avant de disparaître, il s’est également passionné pour Internet, le numérique et la création d’un « anti-musée virtuel en ligne ».
En novembre 1981 s’ouvrait au Cabinet d’art graphique du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou l’exposition « Dado, l’exaspération du trait ». Depuis, c’est le silence des institutions ou presque. Seuls deux musées français ont accueilli une exposition de Dado en trente ans, à Montauban en 1984, et à Rodez dix ans plus tard. Il est vrai que l’artiste s’est toujours tenu volontairement éloigné des modes et des courants dominants. Aujourd’hui, un an après sa mort, il semble que les choses commencent à bouger. Enfin ! Un signe ne trompe pas, le Centre Pompidou lui réserve une salle dans son nouvel accrochage du Musée national d’art moderne. Plus engagé, plus complet aussi, le Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, situé à Sérignan, propose une véritable rétrospective. Son « Hommage à Dado » permet de découvrir plus d’une centaine de dessins, collages et gravures datés de 1953 à 2010, dont beaucoup n’ont jamais été montrés, et une dizaine de toiles.
Un artiste complet
Souvent déroutante, cette œuvre inclassable n’a cessé d’évoluer. Graveur virtuose, peintre, sculpteur, muraliste, l’artiste est passé maître dans l’art du coup de poing, mais d’un coup de poing totalement maîtrisé. Loin du cliché de Dado peintre de l’angoisse et de l’obsession, cette exposition permet de découvrir un artiste au métier exigeant et assuré. Barbey d’Aurevilly, « Le Bonheur dans le crime », une aquatinte de 1989, ou Les Méchantes Petites Filles, une huile sur toile de 2 m sur 4 m datée de 1998, réfutent toute emphase fallacieuse.
Au Monténégro, son pays natal où il fut inhumé lors de funérailles nationales, il est maintenant célèbre. Un musée porte son nom à Cetinje depuis 1991 ; il a représenté son pays à la 53e Biennale de Venise et à l’Exposition universelle de Shanghai en 2010.
« Hommage à Dado (1933-2010), dessins, collages, gravures de 1953 à 2010 », Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, Sérignan (34), mrac.languedocroussillon.fr, jusqu’au 22 janvier 2012.
Conférence autour de l’œuvre de Dado La Grande Ferme. Hommage à Bernard Réquichot (1962-1963), le 6 novembre 2011 à 11 h 30, au Centre Pompidou.
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Menace sur les Orpellières de Dado
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Abonnez-vous dès 1 €1933
Naissance le 4 otobre au Monténégro (ex-Yougoslavie).
Août 1956
Il s’installe à Paris où il rencontre Jean Dubuffet et Roberto Matta.
1981
Exposition de ses collages et dessins au Cabinet d’art graphique du Centre Pompidou.
1991
Sa ville natale accueille un « anti-musée » qui devient l’Atelier Dado en 2002.
1994
Dado investit les Orpellières à Sérignan, jusqu’à leur inauguration en 1999.
2009
Dado représente le Monténégro à la Biennale de Venise.
2010
Décède à Pontoise.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°640 du 1 novembre 2011, avec le titre suivant : Menace sur les Orpellières de Dado