L’atelier d’artiste, en tant qu’il cristallise de nombreux fantasmes et suscite de multiples questions, est un lieu fascinant, rarement dévoilé. Décryptage de son histoire et de ses enjeux, loin de la mythologie consacrée.
L'exposition que consacre le Centre Pompidou à Jeff Koons permet de s’interroger, par-delà la qualité des pièces présentées, sur les modalités de leur création. Car l’Américain n’en fait pas mystère : ses œuvres surgissent toutes d’un gigantesque atelier, parfaitement organisé, où les tâches sont subtilement réparties et le rythme savamment orchestré. Cynisme contemporain que cette démystification du rôle de l’artiste ? Transparence salutaire que cet aveu technologique ? Quelle place pour l’artiste quand des centaines de mains s’escriment au sein d’une longue chaîne créatrice ? Est-ce là contester une valeur auctoriale ou, au contraire, reconnaître enfin la polygraphie de toute création ? L’atelier, écrin ivoirin et boîte de Pandore.
Créer
Si le Moyen Âge connut des regroupements d’artistes présidés par un sens certain de la hiérarchie et une répartition scrupuleuse des tâches (les « scriptoria »), les premiers ateliers, à proprement parler, apparaissent au XVe siècle, en Italie. L’artiste n’est alors plus un artisan. Auteur, il n’est plus un simple exécutant. Reconnu, il n’est plus anonyme. Pour preuve, les « botteghe » italiennes sont organisées autour de la figure d’un maître – courtisé, admiré – qu’assistent des apprentis et épigones. L’atelier désigne donc une réalité topographique et organisationnelle : il est tout à la fois un lieu et une structure. Y posent des modèles, y viennent des collectionneurs, s’y retrouvent d’autres artistes. L’Atelier du peintre (1855), de Courbet, atteste remarquablement les dimensions sociale, politique et économique de ce lieu singulier où se croisent des femmes, tantôt nues, des poètes, des mendiants et des ouvriers. Monde tumultueux, donc, que celui de l’espace de la création, ce que confirme l’abondante iconographie en la matière, que l’on songe à L’Atelier d’Apelle (vers 1630) de Guillaume van Haecht ou à L’Atelier par Horace Vernet (1821).
Transmettre
L’atelier ne saurait donc être sanctuarisé. Il est le lieu d’une mise en scène, voire d’une spectacularisation, témoin d’un pouvoir, d’une puissance. Lieu de création, il est aussi un lieu de transmission. C’est là que s’apprennent des formules, que s’échangent des préceptes, que s’édicte une manière. Les élèves sont nombreux à graviter autour du maître. De l’atelier de Verrocchio sont issus Le Pérugin, Lorenzo di Credi et Léonard de Vinci, lequel sera bientôt entouré de deux élèves favoris – Salai et Francesco Melzi – qui, preuve éloquente de leur solidarité, accompagneront le maître lors de son installation en France.
Dans l’atelier se dit la leçon et se passe le témoin : l’élève est appelé à devenir un maître et, partant, à assurer une certaine généalogie esthétique. Ainsi Gros qui, après le départ pour l’exil de David, reprend l’atelier pléthorique du maître, délicieusement représenté par Auguste Massé (1830). Bouguereau et Gleyre en peinture, Rude et Bourdelle en sculpture, nombreux furent les professeurs de beauté à faire de leur ouvroir l’espace métonymique d’une création et, tout à la fois, d’une éducation. Privés ou, littéralement, académiques, les ateliers deviennent de vastes machines pédagogiques où s’élaborent des formes comme des tendances, parfois disparates, à l’image de l’effervescente Académie Julian, délicieusement peinte par Marie Bashkirtseff (1881), ou du 18 de la rue d’Odessa, à Montparnasse, où André Lhote reçut Henri Cartier-Bresson, Bertrand Dorny, Aurélie Nemours ou Serge Gainsbourg. Tenir atelier, ou faire école.
Assister
Pour répondre à une clientèle impérieuse, les artistes organisent leurs ateliers méthodiquement, quitte à en rationaliser la production. Dès la Renaissance, certains assistants broient les couleurs tandis que d’autres préparent les supports et les enduits. De l’œuvre, certains réaliseront les motifs plus répétitifs – végétaux, architecturaux, ornementaux – quand d’autres, capables d’épouser le style de leur maître – ainsi le jeune Léonard achevant Le Baptême du Christ (1472-1475) de Verrocchio – peindront bientôt des parties plus nobles.
L’artiste, qu’il s’appelle Rembrandt ou Koons, devient un chef d’orchestre portant l’ultima mano au milieu d’une polyphonie artistique. L’atelier de Vouet est une véritable manufacture, à l’image de celui de Rubens, qui sait s’entourer, pour compléter certains de ses tableaux, de dizaines de tâcherons, de paysagistes ou de peintres animaliers : « Rubens avait exécuté des dessins à la craie, indiquant çà et là les couleurs, et qu’il terminait lui-même par la suite. » Rompant avec ce système professionnel au profit d’un régime vocationnel, les artistes du XXe siècle renonceront souvent à cette organisation polyphonique. Hérauts de la solitude, Brâncusi, Giacometti ou Szafran érigeront ainsi l’atelier en thébaïde impénétrable, de celles où s’élaborent des chefs-d’œuvre inconnus.
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Masterchefs, ces artistes chefs d’entreprise qui ne mettent pas la main à la pâte
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Abonnez-vous dès 1 €« Rodin, le laboratoire de la création », jusqu’au 27 septembre 2015. Musée Rodin, 79, rue de Varenne, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 10h à 17 h 45, le mercredi jusqu’à 20 h 45. www.musee-rodin.fr
L’atelier de peinture d’Antoine Bourdelle, une nouvelle salle rénovée du Musée Bourdelle, ouverture au public début 2015, 18, rue Antoine Bourdelle, Paris-15e. www.bourdelle.paris.fr
Vues d’ateliers, une image de l’artiste de la renaissance à nos jours, de Bertrand Tillier, éditions Citadelles & Mazenod, 400 p., 189 €.
Pour entreprendre la restauration de L’atelier du peintre de Courbet, le Musée d’Orsay a lancé sa première campagne d’appel aux dons. www.musee-orsay.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Masterchefs, ces artistes chefs d’entreprise qui ne mettent pas la main à la pâte