La décennie a été marquée par des projets de réhabilitation et l’émergence d’une nouvelle génération.
La décennie précédente s’achève en beauté puisque fleurissent en tir groupé, en 1993, la Fondation Cartier de Jean Nouvel à Paris, la Filature de Claude Vasconi à Mulhouse et le Carré d’Art de Norman Foster à Nîmes. Trois projets qui surfent sur une vague amorcée dès 1977 avec le Centre Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers, l’Institut du monde arabe de Jean Nouvel (avec Architecture Studio, Gilbert Lezenes et Pierre Soria) en 1987 et la Pyramide de I. M. Pei au Louvre (1989)...
Les temples de la culture
La politique architecturale dite des « grands projets » initiée dès 1981 par François Mitterrand a donc porté ses fruits. Il est vrai que l’émergence de la civilisation des loisirs, que viendra renforcer la réduction du temps de travail, a pour résultat immédiat et quantifiable la montée en puissance de la consommation culturelle. Musées, bibliothèques, médiathèques, centres culturels se multiplient sur tout le territoire français. Architecture et muséographie y font bon ménage tandis que se développent au sein de la technostructure les notions de billettique, de gestion des flux, d’accueil des publics, et que la cafétéria et la carterie font dorénavant l’objet d’autant de soins que le cabinet des dessins ou la salle de lecture.
L’American Center (qui deviendra prochainement la « Cinémathèque française ») de Frank O. Gehry (1994), la Cité de la musique de Christian de Portzamparc (1995), la Bibliothèque nationale de France de Dominique Perrault (1997) et, à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, le Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou de Renzo Piano (1998) ne font que conforter l’importance donnée en France aux temples de la culture et affirment également l’émergence d’une nouvelle génération d’architectes français, tout en offrant aux meilleurs crayons internationaux la possibilité de s’exprimer à plein sur le territoire national.
L’Italien Massimiliano Fuksas, l’Américain Richard Meier, le Hollandais Rem Koolhaas, pour ne citer qu’eux, bénéficieront largement de la politique des concours. Et, même si la tendance pour la création de toutes pièces de gestes architecturaux héroïques s’est considérablement ralentie depuis 1995, demeurent en chantier ou en projets proches le Musée du quai Branly de Jean Nouvel à Paris, la Fondation François-Pinault de Tadao Ando à Boulogne-Billancourt et le Centre Pompidou-Metz de Shigeru Ban, Philip Gumuchdjian et Jean de Gastines.
Réhabilitation-reconversion
Parallèlement, s’est donc mise en place une politique de réhabilitation-reconversion résumée d’un trait par Francis Rambert, président de l’Institut français d’architecture : « L’enjeu dorénavant est sur l’existant. » On se souvient de la remarquable intervention de Valode & Pistre transformant les Entrepôts Lainé à Bordeaux en capcMusée d’art contemporain (1990) ou de celle de Reichen & Robert transmuant l’ancienne chocolaterie Meunier en siège social pour Nestlé (1996). Et tout autant de Jean-Marc Ibos et Myrto Vitard ou de Jean Nouvel donnant un nouveau visage et un nouvel élan, les premiers au Palais des beaux-arts de Lille, le second à l’Opéra de Lyon. Sans oublier Antoine Stinco transformant les anciens abattoirs de Toulouse en Musée d’art moderne et contemporain, ni Patrick Bouchain qui, à Nantes, métamorphose l’usine Lefebvre-Utile en Lieu Unique… Et pendant ce temps-là, Beckmann-N’Thépé, Jacques Moussafir, faufilent respectivement une école d’architecture dans les Petites Écuries de Versailles et le Centre européen de musique de chambre dans l’aile Henri IV du château de Fontainebleau...
La tendance est même si forte que font l’objet de réhabilitation, et parfois de reconversion, des architectures modernes et contemporaines. Ainsi le Centre Pompidou, partiellement repensé par Jean-François Bodin et Renzo Piano (2000) ou encore la délicieuse maison d’Eileen Gray à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), la E1027, par Pierre-Antoine Gatier… Et puis, en cette année 2004, le bâtiment administratif de la mairie de Pantin, chef-d'œuvre brutaliste édifié en 1952 par Jacques Kalisz, transformé en Centre national de la danse par Antoinette Robain et Claire Guieysse.
Bilan et perspectives
Les avis, ici, sont partagés. Et il semble que les tenants de la diffusion et de l’information soient plus optimistes que ceux de la création et de la pratique. Ainsi, pour Dominique Alba, directrice du Pavillon de l’Arsenal, à Paris, « le fait qu’émergent en cette fin de décennie le Palais de Tokyo revisité par Lacaton & Vassal, la Flower Tower d’Édouard François [porte d’Asnières à Paris]ou encore le Musée du quai Branly de Nouvel tend à démontrer qu’on commence à échapper à la fatalité du néomoderne ». Quant à Francis Rambert, il célèbre la fin de la typologie obligée et la découverte que ce n’est plus dans la technique du projet mais bien dans « la vraie question de l’usage que se conçoit aujourd’hui l’architecture ». Et de prendre pour exemple trois palais de justice éclos au cours des dix ans écoulés : celui de Christian de Portzamparc à Grasse, un jeu sur l’urbanité, celui de Richard Rogers à Bordeaux, qui se confronte de façon plaisante au patrimoine, et celui de Jean Nouvel à Nantes, pour son choix de l’éthique et de l’esthétique. Alors que, du côté de Dominique Perrault, le constat est moins joyeux : « La scène architecturale française est de plus en plus académique, crypto-moderne, repliée sur elle-même, très conservatrice. En dix ans, on a perdu l’élan et le talent retrouvés dans les années 1980. Ce qui, au fond, correspond bien à l’état actuel de la France. » Pour Aldric Beckmann qui, à 32 ans, arrive tout juste sur le champ de bataille, l’évidence est au « manque de moyens, au ralentissement, à l’étouffement, aux petites ambitions », même s’il se réjouit de voir apparaître l’architecture là « où on ne l’attendait plus », à l’instar des logements pour étudiants de Nasrine Seraji à Paris, ou de la caserne de pompiers d’Ibos et Vitard à Nanterre. Quant au sulfureux et talentueux François Roche (R&Sie), lequel multiplie les interventions et enseignements à l’étranger alors que la France l’ignore étrangement, il est, naturellement, encore plus radical : « La scène française est quinquagénairement nécrosée ! », assène-t-il.
Prospective
Certes, ces dernières années auront vu le redémarrage des Albums de la jeune architecture ; le rétablissement en 2004 du Grand Prix national de l’architecture (attribué à Patrick Berger) ; la participation française – même contestable – renforcée aux Biennales de Venise, Shangaï et Buenos Aires ; certes, les stars de l’architecture française s’exporter à tout va, comme Nouvel (Barcelone, New York), Perrault (Saint-Pétersbourg, Séoul), Portzamparc (Berlin, Rio de Janeiro), Roche (Bangkok), Vasconi (Berlin, Luxembourg), mais l’avenir se joue-t-il là ? Pour ceux qui, à l’instar de François Roche, considèrent que le fait marquant de la décennie a été la disparition en 2003 de Cédric Price, architecte et dandy britannique, et qui y voient l’annonce de la fin de l’utopie radicale, l’avenir est ailleurs. Un avenir qui se découvre et se décrypte au cœur de manifestations du type d’« ArchiLab », qui repoussent les frontières. Cofondateur de la manifestation organisée par le FRAC Centre à Orléans, conservateur en chef pour l’architecture et le design au Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle et commissaire de l’exposition « Architectures non standard » (Centre Pompidou, décembre 2003-mars 2004), Frédéric Migayrou écrivait à cette occasion : « Des équipes internationales d’architectes ont développé depuis plusieurs années une recherche et une mise en application des outils numériques, de la computation, tout aussi bien pour la conception que pour la production ou la distribution de l’architecture. Conception, production, distribution, ce sont les frontières qui se dissolvent, les notions qui se métamorphosent, l’ordre de succession dans le temps qui se défait. Dès lors, l’architecture est saisie par des principes d’interrelations, de variabilité et de simultanéité à toutes les étapes de la mise en œuvre. » À un jet de pierre du Centre Pompidou, le Plateau des Halles. Quatre projets s’y font actuellement face qui ne satisfont personne. S’y confrontent pourtant tous les ingrédients constitutifs de la décennie écoulée : le geste héroïque, la surconsommation, le libéralisme, le conservatisme, la réhabilitation, la mémoire, l’urbanité. Mais qu’en est-il de la prospective et de la poésie ?
Choisir l’architecture qui sera tout à la fois le jalon, le hérault et le symbole de la décennie écoulée... un lieu spécifique se détache. Il s’agit du Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou de Renzo Piano, inauguré à Nouméa le 4 mai 1998. Qu’on imagine, au cœur d’une presqu’île, à la sortie de la capitale néo-calédonienne, perchées sur une ligne de crête dominant l’océan et le lagon, une succession de onze cases organisées selon la tradition d’un village kanak. Des lames de bois d’Iroko composent la structure des cases dont la plus haute culmine à 27 m. Une sorte d’orgue géant, épousant une végétation de pins colonnaires et au travers duquel le vent joue, vibre, chante, créant comme des vagues changeantes. À l’heure des couchers de soleil flamboyants qui caractérisent ces lointains, le jeu d’orgue bascule soudain dans une autre dimension, et éclaire les mots du critique François Chaslin à propos de Piano : « un maître de l’élégance, du geste mesuré, de l’intervention juste ». À Nouméa, Piano a réalisé un prototype parfait d’architecture verte, un manifeste du low-tech vingt ans après celui du high-tech, le Centre Pompidou. Mais au-delà de la seule performance technique, au-delà de la qualité d’écriture, cette architecture est également chargée de symbolique culturelle et politique.
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L’usage en question
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : L’usage en question