Ayant grandi sur le magma d’une île en constante mutation, la Réunion, Lionel Sabatté a lui-même construit son travail sur les terres vacillantes d’une matière en perpétuel mouvement. Transformant des matériaux érodés et récupérés, son œuvre interroge le temps et l’essence du vivant, entre terre et ciel, force et fragilité.
En 1998, je venais de quitter mon île, la Réunion, pour m’établir à Paris et y étudier l’art. J’étais perdu dans cette ville qui me semblait alors immense et complexe. Dans mon appartement sous les toits, j’ai aperçu du coin de l’œil une forme mouvante. Un insecte ? Un petit rongeur ? Un petit être venait donc se loger là ? Ce n’était qu’un fragment de poussière poussé par un courant d’air… Quelle étrange et merveilleuse impression que ce moment où j’ai pensé, et senti de tout mon corps, que la vie se logeait là aussi !
Je cherche à prolonger cette impression, comme un chemin de reconnexion à la nature réelle du monde. Les déchets, les matériaux hors du circuit de consommation, sont les meilleurs véhicules pour emprunter ce chemin. Les sculpter, les assembler, leur donner une forme identifiable, proche d’êtres vivants.
C’est aussi un moyen d’être libre et détaché d’une certaine marchandisation. Il y a quelque chose du chasseur-cueilleur dans la manière de se procurer ces précieux matériaux rejetés. Je travaille dans un atelier sans eau courante. Toutes mes pièces sont réalisées à l’eau de pluie que je récupère dans des citernes. C’est aussi pour moi un moyen de me connecter et de connecter mes œuvres aux cycles du monde.
À l’origine, ce fut d’abord le dessin. Au Bic souvent, dans les marges des cahiers d’écolier, je dessinais des petits monstres informes, hilares ou colériques. Puis, plus tard, toujours dans les cahiers, est venue la peinture, avec l’encre des Bic éventrés. Enfin, ce fut la sculpture : pâte à sel de petits crânes représentant pour moi le chaînon manquant, le premier humain. Ces pratiques et jeux d’enfants fondent mon travail actuel.
Dans ma pratique, la peinture est la source matricielle. Elle se développe à l’huile sur de grandes toiles posées au sol comme des réceptacles de flux originels. Ou bien sur plaques de métal, attaquées par des oxydes qui viennent creuser les sillons de nouvelles vies. Comme dans les « vers dorés » de Gérard de Nerval, je cherche les esprits qui palpitent sous l’écorce vibrante de la peinture. Elle est à la limite du réel, à l’endroit où il apparaît et aussi où il s’enfuit. La sculpture vient avec et toujours un peu après. Plus concrète, sa nature est de pénétrer le réel. Elle est souvent pour moi liée à des matériaux qui évoquent le caractère mouvant de la matière : la poussière, les ongles, les peaux mortes, le thé, la cire perdue, les ébarbés et artifices de bronze. Des éléments périphériques, souvent banals, parfois rejetés, mais toujours liés à l’essence et à l’interdépendance des choses. Ces « seconds rôles » de la matière reprennent une place centrale sous forme de créatures vivantes, animales, végétales ou humaines. Le dessin est lui au carrefour de ces pratiques. Il agit comme un catalyseur et vient dynamiser le reste. C’est une activité concentrée et essentielle, un territoire de découvertes. Sa mise en œuvre souvent plus rapide permet un relâchement et une fluidité toujours pour moi réjouissante.
La représentation de l’animal recouvre des archétypes. Le loup, qui peuple tellement d’histoires, est une image extrêmement forte. C’est un moyen de parler de nos perceptions et de nos rapports au monde. Dans mon cas, l’animal est souvent convoqué par un matériau. Par exemple, le loup vient par la poussière, autrement dit cette poussière appelle à prendre vie sous une forme de loup. Je crois que les animaux les plus présents sont les oiseaux. En tant que derniers descendants des dinosaures, ils représentent une espèce extrêmement archaïque. Les oiseaux sont des créatures étranges par ce mélange de fragilité corporelle, avec leurs os très légers, face à l’endurance et à la longévité de leur espèce. Je perçois ces animaux parfois comme des extensions de l’humain dans la façon dont on peut se projeter à travers eux. J’ai un regard de tendresse, d’amour et de curiosité pour l’animal qui est avant tout l’autre. Leur donner la parole ou les inclure dans un monde créatif, c’est aussi faire des pas de côté. Je pense à mes oiseaux dessinés, ces petites taches d’oxydation sur des papiers qui rappellent l’île où j’ai grandi. Ce sont à la fois des oiseaux, des îles, des souvenirs, des petites terres vues du ciel : l’animal est ainsi un véhicule qui permet de se déplacer, de changer de point de vue…
L’art pariétal me fascine depuis l’enfance. Il y a la figure animale bien sûr, mais aussi le rapport au temps, très long, qui s’étend sur des dizaines de milliers d’années. Ce temps c’est aussi celui de l’art, éloigné des gesticulations bavardes de l’actualité. Ce qui m’intéresse dans l’art pariétal, c’est le mystère, celui de l’autre, de l’origine. C’est aussi l’animal aurignacien ou magdalénien, celui qui naît l’air de rien en s’appuyant sur l’anfractuosité de la roche. Ce mélange de force de construction de l’architecture des dos, des poitrails et l’extrême fragilité gracile des pattes, des cornes. Entités aussi puissantes que vacillantes, vibrantes et vivantes. L’œuvre pariétale qui me fascine le plus n’en est peut-être pas une. C’est le masque de la Roche-Cotard. Attribué à Néandertal, les spécialistes ne peuvent dire s’il s’agit d’une volonté de représentation ou non. En tout cas, un visage de 33 000 ans est là et provoque un trouble vertigineux. Celui du reflet d’une autre humanité qui renvoie à la construction permanente de la nôtre. Mais ma plus belle expérience de l’art pariétal est du côté de la pratique. En juin 2019, j’ai façonné dans la grotte ornée de Bédeilhac, en Ariège, une peuplade de cinq géants de ciment pigmentés, Les Larmes de l’éléphant. Ils sont nés des pleurs de la roche qui évoque une immense tête d’éléphant. J’ai passé une dizaine de jours seul dans cette caverne à modeler cet hommage aux magdaléniens qui œuvrèrent 17 000 ans avant moi. Je me suis senti en continuité avec eux, intégré à ce ventre du monde qu’est la caverne. J’ai su ce que c’est de passer du temps, là, dans la grotte qui murmure et imprègne peu à peu notre être lorsqu’on l’écoute.
Je m’intéresse au temps, à l’idée de ruines en construction, les deux versants réunis. Mes figures, Les Fragments, sont de grands corps de béton. Des bustes sans bras sont posés en équilibre sur des bassins agenouillés. Les personnages ont du mal à se construire, à se tenir debout ou même à genoux. En tant qu’être humain, j’ai moi-même du mal à appréhender la construction au sens large d’une humanité, surtout à l’heure actuelle : comment la faire tenir debout, ou pas d’ailleurs, comment la déployer entre le sol et l’espace qui lui est dévolu. Ces corps représentent le doute et l’instabilité. Ils expriment un mouvement dans cette instabilité, tels des danseurs qui bougent. Cette chorégraphie est une tentative d’être un humain. Il manque à ces personnages des membres, les bras et les mains, qui sont les éléments d’action sur le monde. C’est que leur action est intérieure. Cette mobilité les entraîne soit vers la ruine soit vers la construction. Mes sculptures descendent de Germaine Richier, Louise Bourgeois, Thomas Schütte, Giuseppe Penone, Giacometti, Berlinde De Bruyckere et Ousmane Sow, mais aussi de Christian Boltanski, Joseph Beuys et même Robert Filliou.
Pour Aurélie Voltz, la commissaire d’exposition et directrice du musée, le parcours d’exposition peut s’envisager par son évolution chromatique. C’est comme un cheminement ascendant en cinq chapitres. Cela démarre par ce qui serait pour moi le chaudron ou magma originels, où cela flamboie et brûle. Ce qui en sort dore, rouille, s’altère, s’oxyde jusqu’aux bleus qui me font penser aux mers du Sud. Puis ce sont les « Champs d’oiseaux », plantes et éclosions, comme émergentes du magma. Ensuite « Le mur des ouvertures », réalisé sur place, est envisagé comme une membrane qui dialogue avec des sculptures chaotiques, des ruines en construction, où la figure humaine peine à s’imposer. La couleur s’éteint au cours de l’exposition pour devenir peau offerte à la lumière : le tissu de la salle finale composé de milliers de fragments de peaux assemblées serait issu d’un chaudron alchimique qui donnerait naissance à l’énergie pure, en devenant lumière.
L’espoir de vivre des instants de réjouissance dans mon travail. Je vais chercher le mouvement et l’inconfort. Pas l’agitation ! Le mouvement qui anime les choses et fait palpiter le monde, en tout cas le mien. L’atelier est un lieu de connexion au temps. Vétuste, il n’y a pas d’eau, il y fait très froid l’hiver. J’aime créer dans l’inconfort, source d’instabilité motrice, comme lorsque l’on marche, chaque pas est un déséquilibre qui se rattrape au dernier instant.
Dans la continuité de mon exposition à Saint-Étienne et du « Mur des ouvertures », réalisé in situ, travailler en fonction d’un lieu est pour moi palpitant. Trouver un espace qui me pousse dans mes retranchements et m’obligerait à travailler dans une situation nouvelle et incertaine. Le prochain projet dans ce sens, c’est pour la Fiac hors les murs, au jardin des Tuileries, avec une sculpture de ciment et ferraille en forme d’hybride, entre une chouette et une caverne. Ensuite, la pièce sera détruite et les gravats deviendront la base de nouvelles œuvres à naître. Il y a aussi l’amorce d’un nouveau cycle de peinture, à l’atelier…
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Lionel Sabatté : « J’aime créer dans l’inconfort, source d’instabilité motrice »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°747 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : Lionel Sabatté : "J’aime créer dans l’inconfort, source d’instabilité motrice"