Promis très vite à une belle carrière, l’artiste n’a pas hésité à remettre en question sa pratique de sculpteur, au risque de se mettre une partie de la critique et des collectionneurs à dos.
La voix chantante, le timbre clair, César s’appliquait volontiers à exprimer de la sorte à ses interlocuteurs comment il considérait la place qu’il s’était faite dans le champ de la sculpture. Avec cette bonhomie naturelle qui était la sienne, mais non sans une certaine fierté. Si le Marseillais était parfaitement lucide à propos de sa contribution à l’histoire de l’art, il savait pertinemment sa dette à l’égard de ses aînés, Picasso en tête. Fier, il pouvait l’être, pour avoir réussi un parcours ponctué d’expérimentations les plus inattendues tout en maintenant le fil tendu entre tradition et modernité. Le modèle vivant, le dessin et le modelage tout d’abord, l’emploi de matériaux rudimentaires ensuite, tels que le plâtre, le plomb repoussé et le fil de fer, le recours enfin tant à l’objet de rebut qu’à des produits de synthèse : tout au long de sa vie, César n’a cessé d’éprouver techniques, protocoles et matériaux.
Son œuvre est l’écho d’une époque qui se relève de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, en butte à saisir le réel. Les années 1950 sont celles d’une reconstruction, et la démarche de César participe à sa manière à cet effort, à l’instar de figures majeures comme Germaine Richier, Alberto Giacometti ou Bernard Buffet. En 1956, il compte avec ces deux derniers parmi les représentants de la France à la Biennale de Venise et sa présence contribue pour partie, aux yeux de la critique, à sauver une sélection française par trop prudente dans ses choix. Considéré comme le « Benvenuto Cellini de la ferraille », César s’engage dans une aventure de création qui repose sur les principes conjugués de construction et d’appropriation, déclinant tout un ensemble d’œuvres qui en appelle à une iconographie mêlant l’animal, l’humain et le mythe en quête d’un langage universel.
Quoiqu’apprécié des collectionneurs et assuré d’une belle carrière, l’artiste ne peut se contenter de la rente de situation qui s’offre à lui. César n’est pas de nature à s’endormir sur ses lauriers, aussi quand il découvre à la fin des années 1950 les possibilités de la compression, il n’hésite pas un instant et s’y engouffre au risque de perdre toute crédibilité auprès de ses admirateurs. En octobre 1960, le critique d’art Pierre Restany ne manque pas alors de l’intégrer au sein du Nouveau Réalisme. Une façon pour le petit d’homme d’inscrire autrement son nom dans l’histoire de l’art contemporain d’alors.
Avec la compression, avant même que n’émerge aux États-Unis le pop art, l’art minimal et conceptuel, César décide d’introduire dans son art une matérialité en relation avec la société de consommation et de déléguer le travail en le confiant à autrui. Certes, il en reste le maître d’œuvre, dirigeant les opérations, précisant le choix des matériaux, indiquant les manipulations à faire, mais il ne met plus la main à la tâche. L’homo faber de la sculpture métallique soudée laisse place à celui qui conçoit sans réaliser. Il en va de même lorsque, sept ans plus tard, l’artiste découvre les propriétés du polyuréthane et s’aventure pareillement à la création d’un type d’œuvre totalement inédit, l’expansion, contrepoint on ne peut plus juste de la compression, à la différence que c’est la matière même qui génère la forme. Le principe de la coulée qui fonde dans ce cas le travail contribue à la remise en question du statut de la sculpture, au même titre que le geste d’un Carl Andre décidant de la mettre à plat.
Si, tout comme ses semblables, César recourt volontiers au mode de la série, il n’abandonnera en revanche jamais sa pratique première. Ce faisant, il confère à son œuvre une dynamique dont la qualité est de ne jamais se renier, l’instruisant d’une trajectoire prospective marquée par une obsession expérimentale. Si la critique n’a pas toujours été tendre avec lui, c’est que César ne s’en est jamais laissé compter et n’a fait que suivre ses intuitions, intéressé de façon exclusive par la matière. On lui a reproché d’en faire trop, voire d’avoir été narcissique en dressant son pouce à la dimension monumentale après s’être simplement contenté de le mouler et de l’avoir décliné à différentes échelles dans divers matériaux. « Moi, je suis un instinctif, disait-il. J’ai des doutes, mais il y a des moments où j’ai une certitude, alors je suis comme les cons, je fonce. » Le fait d’avoir donné à l’empreinte – qu’il a toujours apposée aux côtés de sa signature sur ses travaux sur papier – une forme en volume, comme il l’a fait aussi du motif du sein, témoigne de cette intarissable disposition de l’artiste à la création, à ce « droit de tout oser » jadis réclamé par Gauguin. Aussi, force est de considérer que la réflexion que sous-tend son œuvre sur la nature même de la sculpture a fondamentalement changé notre regard sur ce mode, ce qui n’est pas la moindre des choses.
César a bousculé les canons et les conventions de l’histoire de la sculpture tout en maintenant sa spécificité, celle du rapport d’altérité qui la qualifie ontologiquement. En ce sens, sa contribution au Nouveau Réalisme est essentielle. Elle en a conforté la pensée manifeste d’une appropriation et d’une nouvelle approche perceptive du réel telle que Restany l’a formulée. Si la compression demeure la forme exemplaire de sa démarche, c’est qu’elle condense en un tout d’une rare densité ce qui fait la sculpture, à savoir le principe d’érection, tout en signant les débords consuméristes des modèles de notre société.
C’est dire si l’art de César, à l’instar de celui des plus grands, est tout à la fois de son temps et de tous les temps, d’autant que sa radicalité, sa diversité et sa liberté d’invention n’ont pas manqué de retenir l’attention des générations qui l’ont suivi. Notamment au regard de l’idée de recyclage – il précède en cela l’arte povera – et de cette propension à transformer à la façon d’un alchimiste toutes sortes de matériaux ordinairement considérés comme non nobles en œuvre d’art. En devenant l’objet d’un trophée, la compression s’est même invitée dans le langage courant, faisant de son auteur un nom commun.
Le César du trophée
Quel acteur n’aspire-t-il pas à le brandir au moins une fois dans sa vie ? Si le fait de recevoir « un César » représente une forme de consécration, c’en est une aussi, sans cesse renouvelée chaque année, pour celui qui l’a imaginé. En acceptant de faire de sa sculpture un trophée, César s’assurait du même coup une sorte de médiatisation régulière, par-delà même sa présence. Joli coup de pub, diront certains. Il y va en réalité d’une autre intention : celle de ne pas cantonner son œuvre au seul milieu de l’art, mais de lui procurer la possibilité d’une diffusion auprès d’un public le plus large possible. Pour sûr, la grande satisfaction du Marseillais, dont il ne faut jamais oublier qu’il était issu d’une modeste famille, était cette façon de reconnaissance en passant dans le langage populaire. Du même coup, une façon d’inviter le regard à la réalité de la création contemporaine. D’un prénom impérial faire le nom d’une récompense en dit aussi long de l’idée de mérite associée à celle d’un labeur ininterrompu et d’une notoriété gagnée à la force du poignet.
Le César de la compression
Au Salon de mai de 1960, à la surprise générale, César expose trois œuvres d’un genre tout à fait nouveau. Ce sont trois imposants parallélépipèdes de métal froissé qui résulte de la compression de carrosseries d’automobiles envoyées à la casse. C’est sa fréquentation du monde des ferrailleurs qui l’a conduit à cette idée, considérant qu’il y avait dans la fabrication de ce que ceux-ci appellent des « balles » la possibilité d’une nouvelle forme de sculpture. Passé maître ès sculptures métalliques soudées, voilà que l’artiste abandonnait soudain toute intervention manuelle privilégiant une posture conceptuelle qui en appelait à une mécanique technologique.Dès lors et par-delà les premières réactions mêlées d’applaudissements et de sifflets, César persista et multiplia sur le mode sériel toutes sortes de compressions, utilisant non seulement des voitures mais aussi des cartons, des fils électriques, des chutes de papier, des plastiques, etc. En choisissant de mettre en jeu tous ces matériaux, César pointait notamment les débords d’une société qui érigeait en phare le concept de consommation et son corollaire, la production d’un tas de déchets. Si on a pu lui reprocher par la suite le recours à une procédure qui s’est maniérée, il n’en reste pas moins que le principe de la compression a bousculé les canons traditionnels de l’histoire de la sculpture, ce qui n’est pas rien ! D’autant que la compression dans sa forme élémentaire repose sur les critères fondamentaux de l’érection, de l’altérité et de son rapport à l’architecture.
Le César de l’expansion
Sept ans après ses premières Compressions, au même Salon de mai, César remet en jeu une fois de plus son travail en exploitant cette fois-ci le potentiel explosif d’un nouveau matériau, le polyuréthane. Réalisée sous la forme de performance, l’œuvre qu’il réalise procède du subtil mélange de produits chimiques dont il contrôle le dosage et la coulée. L’expansion du produit, c’est un peu le phénomène du lait qui bout : quand la matière a terminé sa réaction, elle s’arrête et se solidifie. Le degré d’expansion est fonction de la quantité de fréon qui est employé et qui joue le rôle d’accélérateur. Plus que jamais, l’artiste fait ici figure d’alchimiste. Teintée, la Grande Expansion orange que César réalise alors sous les yeux du public s’offre à voir comme une énorme coulée de cinq mètres de long.À la différence des Compressions, l’artiste n’a décliné ce type de travail qu’en un nombre restreint d’exemplaires, prenant soin de les recouvrir d’une patine, les divisant parfois en tranches ou les combinant à des objets, voire, pour certaines, en remplaçant le polyuréthane par du verre. « Après le langage quantitatif mécanique, le langage quantitatif chimique, après la ferraille, le plastique, après la compression, l’expansion », commenta Pierre Restany, bienheureux de voir l’un de ses poulains du Nouveau Réalisme ne pas être en manque d’idées. En fait, ce qui intéressait César dans le principe de l’expansion était que ce type de matériau n’avait d’autres limites que celles, strictement organiques, de son expansivité.
Le César du soudeur animalier
« Le marbre de Carrare était trop cher, la vieille ferraille traînait partout. Je suis devenu sculpteur parce que j’étais pauvre. » Même s’il dit la vérité, César a toujours soigné sa légende par toutes sortes de formules chocs qui en disent plus que n’importe quelle glose. Fort de l’apprentissage qu’il fait de la soudure à la fin des années 1940, à l’École des beaux-arts de Paris où il se trouve, le jeune artiste ne tarde pas à se faire copain du monde des ferrailleurs. Dans les casses de la périphérie parisienne, notamment à Villetaneuse où il inventera la compression, César va puiser là tout un trésor de matériaux les plus divers. Fils de fer, plaques, tiges et tringles métalliques, vis et boulons, etc. vont lui servir comme médiums à la réalisation de son travail, jouant de leurs propriétés plastiques respectives. Dès lors, César décline toute une iconographie animalière de Coq (1948), de Chat, de Scorpion, d’Esturgeon ou de Chauve-souris (1954) d’une puissante expressivité. Tour à tour légère, graphique et dense, sa sculpture doit alors à l’exemple de Picasso pour la liberté de ses assemblages et à celui de Julio González pour la pratique de la soudure. Très vite, le sculpteur trouvera ses propres marques dans une production qui réussit à conjuguer figuration simple, sensibilité et humour dans un domaine laissé pour compte par l’actualité artistique reléguant l’art animalier à la marge. Parce que c’est par là qu’il est entré dans l’histoire, César n’abandonnera jamais une manière qu’il prendra soin de cultiver jusqu’au terme de sa vie.
Le César du corps humain
Qu’elle soit symbolique, réelle ou fictionnelle, monumentale ou à échelle 1, entière ou fragmentaire, la figure humaine occupe une place de choix dans l’œuvre de César. À l’époque où l’artiste excelle dans le domaine de la sculpture métallique soudée, il lui a consacré quelques-unes de ses plus puissantes réalisations, dans la grande tradition de celle qui fut son maître, Germaine Richier. Son Nu assis Pompéi (1954) témoigne de la même immobilité dans le mouvement et de la même stupéfaction existentielle que les œuvres de son aînée et son Nu ou Buste aux jambes fines (1959) s’offre à voir dans un raccourci de corps et des effets de matière décharnée qui lui confèrent une implacable présence.Par ailleurs, soucieux d’inscrire son œuvre à l’ordre de l’histoire, César n’a pas manqué de dresser quelques figures universelles. Il en est ainsi de L’Homme de Draguignan (1957), de La Victoire de Villetaneuse (1965), comme en hommage à ce monde des ferrailleurs auquel il doit tant, ou bien encore de L’Homme du futur (1986) aux allures de personnage de science-fiction. La figure humaine, l’artiste l’a aussi traitée sur un mode éclaté, ici un Pied (1963), là un Sein (1966), là encore son propre Pouce (de 1965 à 1992), les déclinant tour à tour dans des matériaux aussi divers que la résine, le bronze et le marbre. Enfin, il y a tout un ensemble de portraits – tel celui de Michel Tapié (1956) –, mais surtout d’Autoportraits, César incluant volontiers son visage dans nombre de ses travaux, comme il l’a conjugué à la figure mythologique du Centaure.
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Libre comme César
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°708 du 1 janvier 2018, avec le titre suivant : Libre comme César