Liberator

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 10 octobre 2013 - 415 mots

Jusqu’à la dernière édition du London Design Festival en septembre dernier, on tenait le design pour une discipline globalement inoffensive.

Et puis l’événement britannique vint distiller dans l’air du temps un soupçon d’inquiétude : au nom de l’innovation et de la nouveauté, le Victoria &Albert Museum (V&A) décidait d’exposer pour l’occasion deux prototypes du Liberator, un pistolet en plastique entièrement créé par imprimante 3D. Quelques mois plus tôt, son créateur, l’étudiant texan Cody Wilson, avait déjà soulevé aux États-Unis une vague  de protestations en dévoilant l’objet assorti d’un manuel de fabrication téléchargeable en quelques clics, conformément à une éthique  hacker soucieuse de partage et d’horizontalité. Bien que conçu  en toute légalité (il contenait notamment une pièce de métal permettant aux dispositifs  de sécurité de le détecter), ce pistolet parfaitement létal n’en défiait pas moins la législation, ne serait-ce qu’en rendant caduc tout projet  de contrôle des armes à feu.  C’était d’ailleurs bien le sens de la démonstration assénée par Cody Wilson, anarchiste acharné à défendre les libertés individuelles contre un État jugé omniprésent.  Le nom même de l’objet venait souligner au besoin ce qui en sous-tendait l’invention : « Liberator » faisait bien sûr écho au libertarisme dont se réclamait le jeune homme, mais il fallait aussi y voir un hommage à l’arme du même nom inventée pendant la Seconde Guerre mondiale par l’armée américaine à l’usage des résistants européens. Abouché à cette lignée, le pistolet 3D devenait en somme le symbole d’une guérilla en cours, avec de part et d’autre un État soucieux de maintenir l’ensemble des citoyens sous son contrôle et une fronde enivrée des possibles ouverts par Internet… Pourquoi exposer dans une vénérable institution londonienne un objet aussi violemment politique ? Précisément pour cette raison, s’est justifié le V&A. Jusqu’alors, les imprimantes 3D relevaient l’idéal romantique d’une révolution fondée sur le partage et la réappropriation collective des moyens de production. Cette « révolution des makers », on l’imaginait plus ou moins confinée  à la création en open source d’œuvres d’art et de gadgets, à moins qu’on n’en souligne les promesses en matière de santé ou de lutte contre l’obsolescence programmée des objets. En somme, on la percevait généralement comme bienfaisante, au pire comme anodine. Les deux prototypes du Liberator ont eu le mérite de doucher cet enthousiasme tiède. En les exposant au grand public, le V&A est venu rappeler  la nécessité d’un questionnement quant à l’utilisation des technologies numériques – l’estampille « open source » n’étant en aucun cas un gage d’innocuité…

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Liberator

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