À Grenoble, l’artiste et commissaire d’exposition Andro Wekua met en scène une pérégrination ayant l’horizon pour ligne de fuite. Ou comment transcender points de vue et langage.
GRENOBLE - Ces cinq petites minutes justifieraient à elles seules le déplacement jusqu’au Magasin, Centre national d’art contemporain de Grenoble. De 1971 à 1973, face à la mer ou dans des collines vallonnées, l’artiste polonaise Ewa Partum effectua plusieurs performances où, dans un acte de double dissolution du langage, elle jetait dans l’infini du paysage des lettres en papier découpé, issues d’extraits de grandes œuvres d’hommes écrivains.
Si la dissolution apparaît double, c’est qu’à l’acte de découpage succède la dispersion, elle-même propice à la recomposition, à la réécriture, à l’élaboration d’un nouveau langage. Ainsi peut-on voir, dans des projections vidéo, l’artiste assembler des lettres au pied d’un arbre, ou la nature décider de leur emplacement au gré du vent ou du ressac marin (Poems, 1971-1973). User aussi finement de la poésie pour faire acte tout à la fois de création et de dénonciation d’anomalies sociales tient de l’instant de grâce.
Invité par le centre d’art à composer une exposition, Andro Wekua, natif de Géorgie et de longue date installé en Suisse, a répondu par une double proposition. D’une part, pour la Rue, l’espace central du Magasin, a été pensé un panorama monumental constitué de cent soixante-dix carreaux de céramique : une perspective surplombée d’un coucher de soleil, avant que ne s’amorce sa disparition derrière l’horizon. Comme toujours chez l’artiste, les couleurs sont exacerbées, les limites deviennent ambiguës, le motif se charge d’une étrangeté qui semble nécessaire à sa propre existence (Sunset, 2008).
D’autre part, dans les salles d’exposition, et comme en écho réflexif à cette œuvre, il a conçu avec le critique d’art Daniel Baumann un accrochage intitulé « I Love the Horizon » et pensé autour du cliché, visuel autant que mental, que constitue l’horizon. Venant de Wekua, dont l’ensemble du travail est sous-tendu par les questions de l’introspection et de l’espace mental, la proposition apparaît logique, et interpelle par le traitement dont elle fait l’objet.
Prenant appui sur l’ambiguïté originelle de cette notion d’horizon, espace psychique par excellence, toujours présente et au fort pouvoir attractif mais absolument inatteignable, les commissaires semblent en effet avoir procédé à une inversion de valeurs. Car la ligne de l’infini sonne ici non comme une fin mais comme un possible et perpétuel recommencement, une invitation à aller plus loin, sans cesse. Et aussi à adopter différents points de vue.
À cet égard, l’introduction et la fin de l’accrochage – par ailleurs extrêmement fluide et riche en découvertes – sont remarquables. Dans la première salle, Oliver Laric a remonté le tube In Da Club du groupe de rap 50 Cent à partir de cinquante fragments chantés par des fans anonymes et trouvés sur le site Web You Tube (50/50, 2007). À l’issue du parcours se font face deux films de Luis Buñuel (Las Hurdes, 1932) et Mikheil Kalatozishvili (Salt for Svanetia, 1930), deux cinéastes qui, étrangement, en Espagne et en Géorgie, à peu de temps d’intervalle, ont relaté la rudesse des conditions de vie de populations montagnardes pauvres tentées par l’exil… et un recommencement au-delà des montagnes et de l’horizon.
« Je veux être un mot »
Notables sont aussi certaines associations, lorsqu’une réflexion sur la ligne voit s’accorder la sinuosité d’une petite peinture à la feuille d’argent de Nick Mauss (Untitled, 2008) à celle du dessin d’un costume par Yves Saint Laurent (Pour Serguei Paradjanov, 1986). Ou quand, à un spectre coloré d’Emil Michael Klein (Untitled, 2007) répond un minuscule diptyque de Jannis Jaschke, où le noir profond s’éclaire d’infimes points lumineux (Sunset I, 2005).
Ailleurs, c’est la page qui est considérée comme un espace mental, avec l’agrandissement au mur d’extraits de livres de Derek Walcott, Marina Tsvetaeva, Anne Sexton et Anna Moschovakis. Cette dernière confie son désir de briser les moules et les certitudes : « Je veux être un mot. Je serais abstraite avec une fin impénétrable. » Tout est dit !
ANDRO WEKUA. SUNSET/ I LOVE THE HORIZON, jusqu’au 24 août, Magasin, Site Bouchayer-Viallet, 155, cours Berriat, 38000 Grenoble, tél. 04 76 21 95 84, tlj sauf lundi 14h-19h, www.magasin-cnac.org. Livre d‘artiste, éd. Magasin, 64 p., 18 euros, ISBN 978-2-906732-83-4
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’horizon pour recommencement
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €- Commissaires de l’exposition : Andro Wekua ; Daniel Baumann, critique d’art
- Nombre d’artistes : 19
- Nombre d‘œuvres : 23
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°283 du 6 juin 2008, avec le titre suivant : L’horizon pour recommencement