Une rétrospective magistrale organisée par le KW à Berlin décrypte l’œuvre rigoureuse et tendue de l’Israélien.
BERLIN - Il est des comètes à l’aura persistante. C’est le cas de Jean-Michel Basquiat, fauché dans ses vingt-huit printemps. Décédé au même âge en 1993, l’Israélien Eshel Meir, alias « Absalon », eut une carrière tout aussi brève et fulgurante. Mais, depuis l’exposition organisée en 1993 par l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, son travail n’avait jamais été présenté dans son ensemble. La remarquable rétrospective orchestrée jusqu’au 20 février par le KW Institute for Contemporary Art à Berlin donne enfin la pleine mesure d’une œuvre tendue, toute de discipline et de douleur, de précision et de densité. Installé à Paris en 1987, formé à l’atelier de Christian Boltanski, Absalon repense les activités humaines en leur intégrant la contrainte. Au début, il restructure des boîtes avec des formes blanches géométriques. Une expérience qui aboutit à partir de 1991 aux prototypes de six « Cellules » déployées en majesté dès la première salle. De l’extérieur, ces structures semblent inspirées du Bauhaus et du constructivisme. Mais le travail d’Absalon se situe loin des utopies modernistes. Ces unités d’habitation, dont l’échelle correspond à la taille de l’artiste, n’avaient pas vocation à changer le mode de vie des gens. À la fois physiques et mentaux, ces espaces monacaux d’une surface de 4 à 8 m2 relèvent d’une mythologie personnelle. Conçues pour être installées dans six villes différentes, ils étaient destinés à l’usage unique de l’artiste. L’idée était de remplacer les conditionnements existants par d’autres règles. En introduisant la difficulté et l’exiguïté, des gestes aussi anodins que tourner autour d’une table, se gratter la tête ou se brosser les dents prennent une tout autre dimension.
Structures célibataires
Un malaise envahit le visiteur dès qu’il se hisse sur l’échelle d’une Cellule construite telle une tour de guet, ou qu’il emprunte l’escalier sans rampe d’une autre matrice. Le corps se trouve sanglé, contorsionné. Un cilice ? Sans doute, mais sans connotation pénitente. En s’accommodant des difficultés, Absalon voulait obtenir la quasi-perfection du geste. C’est dans la solitude et l’ascèse qu’il cultivait sa force de concentration. Ces structures célibataires dans lesquelles il souhaitait vivre ne pouvaient accueillir qu’un « invité » à la fois. L’occupant aurait dès lors été forcé à un tête-à-tête, sans distraction ni fuite possible, avec toute la tension qu’induit une telle promiscuité. Le rapport à autrui se trouve au cœur de deux vidéos montrées côte à côte, Monsieur Leloup, Vie privée et Monsieur Leloup, Vie sociale. À gauche, l’homme est assis seul face à lui-même. À droite, il est mêlé aux autres. Tantôt il converse avec des amis, tantôt il chapitre un adolescent mortifié. Absalon était conscient qu’en vivant dans ces cellules, il se marginaliserait sans échapper pour autant à l’agressivité générale. Ses structures risquaient d’être vandalisées, brûlées ou recouvertes de graffitis. Par leur blanche incongruité, elles pouvaient agir en virus et déstabiliser leur environnement. Cette violence sourde infuse tout le travail. Dans la vidéo Assassinat, l’artiste simule des agressions au couteau. Une façon de tuer le père, le patronyme « Absalon » faisant référence à un personnage biblique en pleine crise œdipienne. C’est avec ironie qu’on relève sur un collage réalisé à partir de revues de décoration intérieure cette phrase : « Andrée Putman : comment concilier rigueur et douceur ». Car l’univers immaculé mais carcéral d’Absalon est dépourvu de tout agrément. Exhaustive, l’exposition permet de découvrir des œuvres méconnues, notamment une frêle sculpture en glaise d’une Sisyphe poussant vainement son rocher. Tout aussi donquichottesque est la Bataille, une vidéo où l’artiste se bat contre le vide et sans doute contre la maladie. Non moins vain, le cri d’Absalon heurte le visiteur dès le début du parcours. L’homme se sait malade et exprime sa rage et son urgence à créer jusqu’à épuisement. Plus on grimpe dans les étages du KW, plus le son en est étouffé. Mais son écho persiste tout au long de la déambulation, comme un souffle têtu refusant de s’éteindre.
jusqu’au 20 février, KW, 69, Auguststraße, Berlin, www.kw-berlin.de, du mardi au dimanche 12h-19h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h.
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Les cris d’Absalon
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Abonnez-vous dès 1 €Nombre d’œuvres : 33
Curatrice : Suzanne Pfeffer
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°340 du 4 février 2011, avec le titre suivant : Les cris d’Absalon