Le Turner Prize, qui vient d’être attribué au collectif britannique Assemble, met en lumière l’apparition d’une nouvelle démarche au sein des architectes en Europe. Constitués en groupe, ces créateurs réinventent la construction et l’urbanisme en interaction avec les habitants. La pérennité économique de ce modèle est cependant loin d’être assurée.
En décembre 2015, le prix Turner, qui couronne chaque année un artiste britannique (ou travaillant en Grande-Bretagne) âgé de moins de 50 ans, était attribué pour la première fois à un collectif d’architectes : « Assemble ». Paraissant en tout point l’antithèse des « stars » précédemment primées, d’Anish Kapoor à Damien Hirst, ces jeunes activistes à peine sortis de l’école voyaient ainsi récompenser la rénovation, menée en étroite collaboration avec les habitants, de quatre rues de Toxteth, quartier du centre de Liverpool délaissé de longue date par la municipalité. À mille lieues des cotes stratosphériques fomentées par le marché de l’art, l’économie du projet devait tout au « do it yourself » et à l’engagement, largement bénévole, des membres d’Assemble et de leur commanditaire, un groupe d’habitants bien décidé à prendre en charge le devenir de leur quartier. Associant architecture, design et artisanat, l’activité déployée par le collectif dans le cadre du projet « Grandby Four Streets » était également de nature à questionner le périmètre de l’art contemporain – d’où la question récurrente qui a suivi l’attribution du prix : est-ce de l’art ? « Il existe dans notre société une idée forte selon laquelle la créativité est réservée aux “happy few”, et tous les autres sont condamnés à vivre avec et dans la culture façonnée par ces “happy few”, déplore Anthony Engi Meacock, membre du collectif. Nous n’en croyons rien, et ce prix est le signe encourageant qu’il en existe une conception plus large. »
Une nouvelle génération d’artistes
Possible indice d’un tournant négocié par le monde de l’art , l’attribution du prix Turner à Assemble reflète aussi les mutations qui affectent depuis quelques années les champs de l’urbanisme et de l’architecture. Constitué de vingtenaires nés dans un contexte de crise économique et sommés d’inventer d’autres modes d’action, le collectif anglais est en effet emblématique d’une nouvelle génération de professionnels qui, de San Francisco à Berlin, de Londres à Rotterdam, réinventent la manière de concevoir et transformer l’espace urbain. En France où cette scène est particulièrement active, certains, comme Point de rassemblement (à Aubervilliers) ou les Saprophytes (à Lille) proposent d’« horizontaliser » la fabrique urbaine au contact des « maîtres d’usage » d’un lieu (riverains, associations, entreprises, etc.). D’autres conçoivent des équipements temporaires de nature à réactiver espaces publics et privés ; c’est le cas d’Etc, à Marseille, qui signe à partir du 30 janvier la scénographie de l’exposition « Simone et Lucien Kroll : une architecture habitée », présentée à la Halle aux sucres à Dunkerque. D’autres encore, à l’exemple de Bellastock (Paris), organisent des filières de réemploi des matériaux. « Il faudrait sans doute distinguer deux tendances, relève Antoine Cochain de Point de rassemblement. Certains mettent au cœur de leur pratique la question de l’émancipation, d’autres sont plus dans l’animation ou l’événementiel. »
Malgré des différences sensibles en termes d’activité, de modèle économique et de structure juridique, cette jeune garde présente tout de même assez de points communs pour que l’on puisse la désigner comme un mouvement. Ses caractéristiques ? Elles tiennent d’abord à l’écart que les collectifs opèrent par rapport à l’économie industrielle du bâtiment et les modes de production ordinaires de l’urbain : « Ce qui peut rassembler tous ces jeunes gens est une critique du modernisme tardif », explique Marie-Hélène Contal, architecte et coordinatrice avec Jana Revedin de La Ville rebelle : démocratiser le projet urbain, ouvrage collectif paru en novembre 2015 aux éditions Alternatives. « Cette nouvelle scène refuse la reproduction d’un modèle unique, qui déclinerait les mêmes solutions et la même esthétique en Chine et en Europe. À l’inverse du modernisme, elle n’est pas idéologique ni dogmatique, et se caractérise au contraire par son pragmatisme. »
À l’écoute des habitants, « maîtres d’usage »
Alors que la fabrique de la ville contemporaine repose encore très largement sur la planification et la « verticalité » de la prise de décision, les groupes d’architectes comme Assemble entendent au contraire intervenir au plus près du terrain, en lien direct avec les divers « maîtres d’usage » d’un lieu. « Les membres d’Assemble sont les seuls à s’être assis avec les résidents, à les avoir écoutés et à avoir traduit leur vision en dessins et en maquettes, puis en réalisations », raconte Erika Rushton, membre du groupement d’habitants Granby Four Streets Community Land Trust, à l’origine de la rénovation du quartier de Liverpool. Ce mode opératoire à rebours des méthodes habituelles est commun à l’ensemble des collectifs : « Nous sommes partis de questions urbaines, telles que la dissociation entre conception et usages, ou le rapport aux entreprises et aux commanditaires, pour arriver à des questions sociales et politiques, qui touchent aux formes de gouvernance », explique Florent Chiappero, d’Etc. À la radicalité des architectes modernistes, ils substituent ainsi des processus « radicants » (1), fondés sur la prise en compte du milieu (humain, géographique, écologique…) dans lequel ils interviennent ainsi que sur une approche expérimentale de leur métier, calquée sur le modèle de la recherche-action. « Notre dénominateur commun, résume Paul Chantereau de l’association Bellastock, est de concevoir chaque projet comme un processus d’expérimentation. La démarche nous importe plus que l’objet produit. »
Cette souplesse dans la manière de répondre à la commande s’appuie sur un atout de taille : la pluridisciplinarité. Majoritairement constitués d’architectes, la plupart des collectifs agrègent en effet d’autres profils professionnels – des sciences humaines au design, aux arts plastiques et au paysagisme. « Il nous est arrivé de concevoir un film plutôt qu’un bâtiment, parce que ça nous semblait plus adapté, confirme Florent Chiappero. Nous avons la possibilité de nous entourer d’une multitude de gens, si bien que nous n’avons pas de limites en termes de compétences. » Si l’on ajoute à cela que leurs projets reposent souvent sur le bénévolat et un modèle associatif moins dispendieux que les grandes machines urbaines, on comprend que ces collectifs intéressent de plus en plus élus et aménageurs dans un contexte de crise des finances publiques.
Un modèle économique fragile
Pourtant, la principale force des collectifs d’architectes pourrait aussi se révéler leur limite. « Nous avons des difficultés à maintenir notre modèle économique sur le long terme, confie Antoine Cochain. Après l’âge de 35 ans, il est difficile de pérenniser ce genre de structure. » D’où l’enjeu auquel s’affrontent aujourd’hui ces collectifs : passer de l’éphémère au durable, de l’activation ponctuelle (et parfois, à leur grand dam, de l’animation socioculturelle) à la mise en œuvre de projets plus vastes. « Ce n’est pas un hasard s’ils se réclament d’architectes n’ayant jamais construit, comme Yona Friedman, Superstudio, Constant ou Archigram », note Manola Antonioli, philosophe, professeure à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et directrice aux éditions Loco de Machines de guerre urbaines (2). « Toute la question est de savoir comment ils vont passer de la volonté de repenser l’habitat à la construction. » Asseoir un modèle économique viable à long terme constitue un défi d’autant plus complexe qu’il suppose de se fondre dans le mode de production « classique » de la ville et d’en affronter les écueils, notamment réglementaires : « Il y a un équilibre à trouver entre les fonctions régaliennes de l’urbanisme et les processus radicants, souligne Marie-Hélène Contal. De même qu’on ne construit pas un réseau avec ce genre de démarche, il faut imaginer des stratégies d’aménagement urbain plus légères que la tabula rasa moderniste. Les deux méthodes ne doivent pas s’opposer : il ne faudrait pas que les radicants deviennent des radicaux ! »
(1) d’après la notion théorisée par Nicolas Bourriaud dans Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, éd. Denoël, 2009, notion reprise par Jana Revedin.
(2) coédité avec l’école d’architecture de Versailles, la Maréchalerie et l’école d’art de Dijon.
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L’émergence des collectifs d’architectes
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Abonnez-vous dès 1 €Le groupe Assemble, lauréat du Turner Prize, dans son ensemble. © Assemble.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : L’émergence des collectifs d’architectes